Décembre 1943.
Il pleut en cet hiver sinistre. Le ciel s’est mis en deuil. Chaque jour, des milliers de bombardiers lourds, anglo-canadiens, américains, survolent le Nord de la France à haute altitude. Direction l’Allemagne où ils vont déverser des tonnes d’acier. Certains se perdent, s’écrasent, larguent leur cargaison de mort parfois ailleurs… De l’autre côté du canal s’élèvent les murs de la prison. Là, cachés à la vue du monde effrayé, croupissent entre deux tortures : des instituteurs, des cheminots, des ingénieurs, des ouvriers et des ouvrières, des infirmières, des femmes et des hommes… Les convois de camions bâchés les emportent vers Malines où des trains de mort les attendent… On s’efforce de ne pas y penser. D’ailleurs en 1943, qui peut penser l’impensable?
Le monde frappé de frénésie, tue… Dans les airs, sur terre, sur et sous la mer, de la Baltique aux déserts d’Afrique, le monde tue…
Une jeune femme de 22 ans porte un petit enfant dans les bras. Elle est si maigre que sa famille, inquiète, la surnomme le fantôme… Elle et son mari de 21 ans ne sont pas tristes, ils n’ont pas le temps de se consacrer à la mélancolie, survivre prend toutes les heures de la journée et ne permet pas de s’apitoyer sur soi-même. Flancher, c’est périr… Une journée à la fois …
Et pourtant, Noël approche comme à chaque année, un Noël de guerre de plus. Et nul ne sait encore pour combien de temps?
Le jeune homme s’affaire dans l’appentis derrière la maison ouvrière. Il a déniché trois bouts de tilleul et deux pots de peinture et, soir après soir, il taille, il sculpte, il s’applique à peindre un pantin naïf. Un Pinocchio d’Occupation qui, dans sa simplicité, révèle toute sa vérité et son importance.
Mais il n’y a pas de sapin…
Qu’à cela ne tienne, le vieux poirier du jardin n’a pas survécu au terrible hiver 1940. Il est mort de froid ou de tristesse, à quoi bon donner des fleurs et des fruits à un monde en furie?
Armé de sa scie, le jeune père coupe une basse branche. Il l’emporte dans la la remise et badigeonne son trophée en blanc. Avec des restes de papier peint, il fabrique des guirlandes et, à l’aide de bouts de ficelle, il attache de menus cadeaux. Des brimborions, des petits bonheurs de quatre sous. Il l’emporte dans la cuisine et dépose au pied de la branche le pantin souriant. Petit Pierrot sera content…
Ce sera Noël quand même, et quoi que disent les anciens, il n’y aura même pas d’oranges… Le petit Pierrot ne connaîtra sa première orange qu’un an plus tard, en 1944. Une orange donnée par un grand diable de GI de l’État de New York ou de la ville de Chicago… Chaque Noël, le jeune homme devenu plus âgé écoutera Glenn Miller, c’était pour lui, son hymne à la liberté retrouvée…
Ma mère me contait cette histoire bien souvent. Une des innombrables anecdotes de cette génération martyre. J’y pense davantage à chaque Noël qui passe.
Si vous trouvez injuste de remplacer cette année la dinde par un gigot, si vous trouvez que les huîtres sont trop chères et que le champagne, ce n’est plus ce que c’était. Dans vos maisons aussi douillettes et confortables que la mienne, faites comme moi, pensez (sans culpabilité, il ne faut pas être hypocrite…) mais avec reconnaissance à la vie qui est la vôtre, qui est la nôtre. Pensez à cette branche de poirier qui a illuminé un Noël de guerre et à un petit pantin de bois qui fit sourire un enfant, un pantin couleur d’espoir…
Réfléchissez au fait que Kiev n’est pas si loin. Qu’en Iran, on continue de torturer et d’exécuter des instituteurs, des cheminots, des ingénieurs, des ouvriers et des ouvrières, des infirmières, des femmes et des hommes…
Peut-être que cette année, vous n’aurez peut-être pas l’ensemble de vos invités autour de la table? Peut-être que vous serez cloué au lit avec une grippe? Que vous serez un peu plus triste parce vous penserez à celles et ceux qui ne sont plus parmi nous? Mais l’espace d’un instant, pensez à une vieille branche de poirier peinte en blanc dans cette cuisine où ne cuisait rien. Cette branche qui donna une clarté plus grande que n’importe quel sapin, et à ce pantin qui fit sourire le petit Pierrot qui, depuis, a rejoint les siens…
Alors comme à mon habitude, en regardant les miens et à l’approche des fêtes, je m’incline et je dis merci…
Bon Noël et paix aux femmes et aux hommes de bonne volonté. (il en existe encore et bien plus que l’on pense.)
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