LE CULTE DÉVASTATEUR DU « BON VIEUX TEMPS »
par Pierre-Antoine Delhommais
Article paru dans la Revue des Deux Mondes en avril 2019.
Si la passion des commémorations officielles en tout genre n’y avait pas suffi, le mouvement des « gilets jaunes » est venu rappeler, avec ses « cahiers de doléances » et ses références permanentes à la Révolution, le pouvoir de fascination et d’attraction que le passé et l’histoire continuent, de nos jours encore, d’exercer sur les Français. Mais il a également reflété, d’un éclat fluorescent, le pessimisme structurel d’un pays dont témoignent depuis plusieurs décennies toutes les enquêtes internationales mesurant le « bien-être » des populations; ce déficit de bonheur et cette insatisfaction collective s’accompagnent d’une défiance aiguë et généralisée des citoyens à l’égard des « élites », des dirigeants politiques, des chefs d’entreprise mais aussi des syndicats, des médias, des experts, à l’égard enfin de la mondialisation et de l’avenir. Autant la révolte des étudiants de mai 1968 regardait résolument vers le futur avec l’optimisme propre aux utopies, rêvait de construire une société radicalement nouvelle, autant celle des ronds-points de novembre 2018 apparaît dominée par le pessimisme et la noirceur, tournée vers le passé avec la volonté de revenir à des temps anciens perçus comme bien plus heureux que les temps présents.
Dans leur essai Les Français, le bonheur et l’argent (1), les économistes Yann Algan, Elizabeth Beasley et Claudia Senik affirment qu’il existe un lien fort et étroit entre le pessimisme des Français et leur nostalgie du passé, illustrée par les résultats de ce sondage: à la question « si vous aviez le choix, à quelle époque souhaiteriez-vous vivre? », 5 % seulement des personnes interrogées répondent « une époque future », 25 % « l’époque actuelle » et une écrasante majorité, 70 %, « une époque passée ». « Il est fascinant de constater la survalorisation du passé et le peu d’appétence pour l’avenir », observent les auteurs. D’où peuvent bien venir, dans notre pays, une telle « survalorisation du passé » et cette nostalgie du « bon vieux temps » qui en découle? D’abord de la présentation qui continue d’être faite auprès du grand public, par le biais notamment des émissions télévisées ou des films à succès, d’une histoire de France limitée à la vie de ses élites privilégiées, de ses rois et de ses reines menant grand train, mais qui
ignore très largement le sort misérable que connaissait l’immense majorité de la population. Un exemple très révélateur: les critiques gastronomiques parisiens les plus en vue célèbrent aujourd’hui volontiers la cuisine « des terroirs », versent presque des larmes en évoquant l’authenticité, la qualité et la saveur à jamais perdues des mets d’autrefois, des gibiers en sauce, alors que durant des siècles, le menu unique et parfaitement monotone du paysan français – majoritaire dans la population jusqu’en 1930 – consistait en une soupe aux choux ou aux fèves, agrémentée les jours fastes d’un morceau de lard et dans
laquelle on trempait un morceau de pain de seigle rassis. La vérité historique est que dans les dits « terroirs », on crevait très souvent, au sens propre du terme, de faim.
Cette vision idéalisée du passé vient aussi d’un récit national très soigneusement « photoshopé », si l’on peut dire, mettant en avant les moments glorieux de notre histoire mais passant sous silence ses
épisodes les plus sombres. il est étonnant de constater que la mémoire collective ait retenu du règne
de Louis XIV les fastes de Versailles et le génie de la littérature classique mais oublié « l’effroyable hécatombe » provoquée par la grande famine de 1693-1694, avec son million et demi de morts.
C’est dans cette même logique que le roman national s’est construit des âges d’or imaginaires, baptisés a posteriori d’appellations enchanteresses comme « Belle Époque » ou « trente glorieuses ». Comme si la Belle Époque avait été belle pour les 170 000 bonnes à tout faire – et souvent le pire – qui vivaient en 1900 à Paris ou pour les mineurs de fond des houillères de Lorraine ou du Nord travaillant dans des
conditions épouvantables et dans l’angoisse des coups de grisou et de la silicose. Quant aux fameuses « trente glorieuses », célébrées de nos jours avec des trémolos dans la voix par les déclinistes, le terme « glorieuses » fait peu de cas du fort creusement des inégalités qui fut observé au cours de cette période « bénie », de la terrible pauvreté qui sévissait alors dans les campagnes et chez les personnes âgées, du sort des centaines de milliers de travailleurs immigrés vivant dans des bidonvilles infestés de rats, ou encore de l’air totalement saturé en dioxyde de soufre qu’on respirait à pleins poumons dans les grandes villes – les émissions de SO2, responsables du smog, ont diminué de 96 % en France depuis leur pic atteint en 1973.
Toujours est-il que ce récit historique très embelli contribue à renforcer le sentiment omniprésent de déclin et de déclassement collectif que les Français éprouvent aujourd’hui et dont ils rendent responsables une mondialisation censée avoir fait perdre au pays son rang d’hyperpuissance économique mondiale. Mais, là encore, la mémoire collective se révèle trompeuse. Au temps supposé de sa plus grande gloire, celle du Roi-Soleil, la France ne représentait, selon les calculs de l’économiste britannique Angus Maddison, que 5,7 % du PIB mondial, contre 24,4 % pour l’Inde et 22,3 % pour la Chine. Le même constat vaut en matière monétaire, avec cette idée que l’euro aurait mis fin au règne souverain de la grande monnaie qu’était le franc. La réalité historique est que celui-ci n’a jamais été, sur la scène internationale, une devise de référence. Ce passé idéalisé accentue, par contraste, le regard exagérément noir que les Français portent sur les temps présents, dans un déni complet du progrès et de l’amélioration globale des conditions de vie.
Ils ont ainsi le sentiment de vivre dans une société extraordinairement violente, alors que celle-ci ne l’a jamais été aussi peu: notre pays n’a pas connu de guerre sur son sol depuis plus de soixante-dix ans, ce
qui ne s’était jamais produit de toute son histoire; le taux d’homicides se situe aujourd’hui en France autour de 1 pour 100 000 habitants, soit deux fois moins qu’en 1900, trois fois moins qu’en 1800, dix fois moins qu’en 1700, quarante fois moins qu’en 1500; au cours des vingt-cinq dernières années, enfin, le nombre d’homicides a baissé de 40 % en France, passant de 1 406 en 1994 à 825 en 2017.
Regretter le passé en commençant par dénigrer les jeunes générations
De la même façon, les Français sont convaincus que jamais les inégalités n’ont été aussi grandes dans notre pays, alors que les statistiques indiquent le contraire: le niveau de vie des 10 % de Français les plus
riches est aujourd’hui 3,5 fois plus élevé que celui des 10 % de Français les plus modestes, un rapport qui était de 4,6 en 1970, de 10 en 1900 et de 20 en 1800. Les Français semblent aussi avoir oublié
qu’ils travaillent beaucoup moins durement que leurs aînés (1600 heures de durée annuelle aujourd’hui, 2200 heures en 1960, 3000 heures en 1840) et dans des conditions de pénibilité et de dangerosité sans comparaison avec les époques passées, même récentes (le nombre d’accidents mortels du travail a été divisé par quatre en soixante ans, revenant de 2 046 en 1955 à 514 en 2016).
Ce déni du progrès s’explique d’abord par une mémoire courte des malheurs: qui parle encore de la variole, éradiquée en 1980, laquelle causa dans le monde au cours du seul XXe siècle la mort de 400 millions de personnes, trois fois plus que les guerres? Il s’appuie aussi sur le fameux « paradoxe de Tocqueville » qui indique que plus un mal devient rare, plus il est jugé insupportable. Avec un taux de mortalité infantile tombé aujourd’hui à 3,6 pour 1000 naissances (contre 15 % en 1900 et encore 5 % en 1950), le décès d’un bébé est de nos jours logiquement vécu comme une tragédie épouvantable et une injustice inacceptable. Il n’en allait forcément pas de même au milieu du XVIIIe, quand un enfant sur quatre n’atteignait pas l’âge d’1 an, au point qu’un proverbe pouvait dire, avec une froideur réaliste qui
aujourd’hui nous glace: « Petit enfant, petit deuil ». Ce déni du progrès résulte enfin du fait que les bonnes nouvelles, parce qu’elles ne font pas de « buzz », se trouvent peu relayées par les
réseaux sociaux et les médias, notamment par les chaînes d’information en continu, qui leur préfèrent les catastrophes de toute nature et les faits divers sordides. La conséquence de ce biais dans l’information est le sentiment très dominant dans l’opinion publique que « les choses vont de plus en plus mal ». Un exemple édifiant: 94 % des Français sont persuadés que le nombre de personnes vivant sur la Terre dans la pauvreté extrême (avec moins de 1,90 dollar par jour) a stagné ou augmenté au cours des vingt-cinq dernières années, alors qu’il a diminué en réalité de plus de moitié, passant de 1,9 milliard en
1990 à 750 millions en 2016.
La petite chanson du « c’était mieux avant » est certes vieille comme le monde. À toutes les époques, les hommes ont eu l’étrange manie de regretter le passé, en commençant par dénigrer les jeunes
générations. « Cette jeunesse est pourrie jusque dans le fond du cœur, est-il écrit sur une poterie vieille de plus de 3 000 ans découverte dans les ruines de Babylone. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux, ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui seront incapables de maintenir notre culture. » Si elle a toujours existé, cette chanson ne fut toutefois longtemps fredonnée que dans de petits cercles d’intellectuels un brin dépressifs.
Si des Michel Onfray, Patrick Buisson, Éric Zemmour ou Michel Houellebecq perpétuent de nos jours cette tradition, la nouveauté est que la petite musique décliniste est maintenant largement dif-
fusée dans toutes les catégories de la population. La nostalgie du « bon vieux temps » occupe même une place centrale dans les discours politiques populistes ou radicaux. À l’extrême droite, c’est la nostalgie d’une France blanche et pure, « celte », sans immigrés venus d’Afrique. À l’extrême gauche, c’est la nostalgie des temps révolutionnaires et des grandes luttes ouvrières, la dénonciation aussi d’une mondialisation libérale menaçant le modèle social élaboré par le Conseil national de la Résistance. Chez les écologistes extrêmes, enfin, c’est la nostalgie d’une France préindustrielle, non polluée par les pesticides, par les gaz à effet de serre et par la croissance et dans laquelle les loups vivaient nombreux et heureux. Le clivage entre progressistes et déclinistes est même devenu politiquement plus pertinent, à bien des égards, que le clivage traditionnel entre gauche et droite, avec le risque probablement sous-estimé que finisse par s’opérer une convergence de tous ces anti-modernes, allant des amis des loups aux ennemis des Noirs en passant par les nostalgiques des hauts-fourneaux.
Estimer que le regret exacerbé et presque névrotique du passé est en France une conséquence des difficultés actuelles, c’est raisonner à l’envers. C’est le culte du « bon vieux temps » qui porte au contraire
une lourde part de responsabilité dans la crise globale que le pays traverse et dont le succès du mouvement des « gilets jaunes » a permis de mesurer l’ampleur. C’est cette nostalgie mortifère qui explique la haine et le ressentiment des Français contre les temps présents et surtout la
peur panique qu’ils ont de l’avenir, de la modernité, du changement, du progrès, du mouvement. C’est elle qui permet de comprendre le refus collectif, depuis des décennies, du peuple et de ses élus, d’entreprendre les réformes nécessaires pour adapter l’économie française à la nouvelle donne de la mondialisation. C’est cette nostalgie, enfin, qui explique la tentation suicidaire du repli sur soi, avec l’illusion que la France pourrait de cette manière retrouver une grandeur passée largement fantasmée tandis qu’individuellement chaque Français pourrait redécouvrir cette douceur et cette joie de vivre qu’étaient censés connaître nos ancêtres mais qui n’ont existé que dans l’esprit de ceux qui n’ont jamais pris la peine d’ouvrir des livres d’histoire.
En conclusion de son ouvrage Les Années de misère, Marcel Lachiver notait: « Je l’ai aussi écrit pour détruire ce mythe du bon vieux temps qui fascine un certain nombre de mes contemporains parce que
le présent leur fait peur. Si, pour reprendre une formule célèbre, l’histoire a pour objet “la résurrection du passé”, il ne faut pas perdre de vue que la vie se construit dans le présent et dans l’avenir. Le passé est
là pour fournir des points de repère et de comparaison; il n’est jamais bon de s’y réfugier tout entier. (3) » On ne peut mieux dire.
1. Yann Algan, Elizabeth Beasley et Claudia Senik, Les Français, le bonheur et l’argent, Rue d’Ulm, 2018.
2. Marcel Lachiver, Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Fayard
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