« Les médias reflètent ce que disent les gens, les gens reflètent ce que disent les médias. Ne va-t-on jamais se lasser de cet abrutissant jeu de miroirs ? » Amin Maalouf
Avec l’âge, j’ai perdu la faculté de m’indigner, c’est très reposant. Les gesticulations des “danseurs pour la bonne cause” et autres me font rire. Réclamer à cor et à cri de la compréhension pour de multiples croisades à grand renfort de pétitions - à peu près aussi utile qu’un emplâtre d’argile verte sur une prothèse de tungstène - est d’un pathétisme consternant.
Le conte zen qui suit est tiré du recueil “Le doigt et la lune” d’Alexandro Jodorowsky. Ce texte illustre parfaitement notre façon d’aborder le dialogue (ou le débat) que nous voulons entretenir avec nos semblables. Nous pensons discuter des mêmes problèmes et, finalement, nous clabaudons de faits dissemblables et mal assimilés. La disproportion et l’outrance de nos propos sont nourries par le reflet biaisé apporté par les médias. Nous entretenons ainsi sans fin notre incommunicabilité.
Agir et penser avec sobriété, c’est l’assurance d’obtenir une vision plus claire et davantage d’objectivité dans la compréhension. C’est réfléchir avec clairvoyance sur la véritable nature des choses. "L'esprit raisonne, l'âme résonne.", écrit François Cheng, faites une juste synthèse des deux versants de votre montagne.
Observer sans interpréter, comme un chat à la fenêtre, avec lenteur et circonspection.
L’idiot et le théologien
Un moine zen vivait avec son frère borgne et idiot. Un jour, alors qu’il devait s’entretenir avec un théologien fameux, venu de loin pour le rencontrer, il se trouva dans l’obligation de s’absenter. Il dit alors à son frère!”
“Reçois et traite bien cet érudit! Surtout ne lui dit pas un mot et tout ira bien!”
Le moine quitta alors le monastère. Dès son retour, il alla promptement retrouver son visiteur :
“Mon frère vous a-t-il bien reçu?” s’enquit-il. Plein d’enthousiasme, le théologien s’exclama : “Votre frère est absolument remarquable. C’est un grand théologien.”
Le moine surpris bégaya :
“Comment?... Mon frère, un… théologien?...
Nous avons eu une conversation passionnante, reprit l’érudit, uniquement en nous exprimant par gestes. Je lui ai montré un doigt, il a répliqué en m’en montrant deux. Je lui ai alors répondu, comme c’est logique, en lui montrant trois doigts, et lui m’a stupéfait en arborant un poing fermé qui concluait le débat...
Avec un doigt, je professais l’unité de Bouddha. De deux doigts, il élargit mon point de vue en me rappelant que Bouddha était inséparable de sa doctrine. Enchanté par la réplique, avec trois doigts, je lui signifiais : Bouddha et sa doctrine dans le monde. Il eût alors cette sublime réplique, en me montrant son poing : Bouddha, sa doctrine, le monde, tout cela fait un. La boucle était bouclée.”
Quelque temps plus tard, le moine alla retrouver son borgne de frère :
“Raconte-moi ce qui s’est passé avec le théologien!
C’est très simple, dit le frère. Il m’a nargué en me montrant un doigt pour me faire
remarquer que je n’avais qu’un œil. Ne voulant pas céder à la provocation, je lui retournai qu’il avait de la chance, lui, d’en avoir deux. Il s’obstina, sarcastique: “De toute façon, à nous deux cela fait trois yeux. “ Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. En lui montrant mon poing fermé, je le menaçais de l’étendre sur-le-champ s’il ne cessait ses insinuations malveillantes.”
(Le doigt et la lune - Alexandro Jodorowsky - Espaces Libres - Albin Michel.)