Îles Chandeleur, année indéterminée.
Je me nomme Robert Campo. Mais les quelques personnes qui me connaissent encore préfèrent m'appeler Forrest. Lorsque j’étais môme j’ai pu assister aux mésaventures d’un personnage nommé Forrest Gump dans un très vieux film au Memorial Pictures de la Nouvelle Venice, il y a longtemps… Bien longtemps… En vérité, je pense que c’est le seul et unique spectacle auquel j’ai assisté durant mon existence. Un vieux film incomplet et une des rares copies restées pratiquement indemnes - sauf les 20 dernières minutes - après le grand incendie de 2021. Un morceau d’anthologie.
Je me souviens de chaque plan et de la saveur particulière de cette journée de mon enfance. Parfois, il m’arrive encore d’en sourire, mais de plus en plus rarement. Lorsque je considère l’endroit où je vis, je serre plutôt les poings, chaque matin…
Je suis un homme silencieux et je ne fréquente guère les naturels de la Baie, sauf lorsqu’il est question de pêche ou de survie. La plupart des insulaires sont morts, c’est comme ça. Ils ont vu le jour dans ce nid putride, et depuis les métamorphoses, le mot Providence ne signifie plus rien. L’air est de plus en plus souvent saturé de ce brouillard corrosif, l’ Acid Smog. Acid Smog, c’est le nom ironique du dernier bar où le gros Patti distille sa gnôle infâme…
Les habitants de l’île aiment pourtant leur terre et les jours sans vent, ils se sont habitués à subsister ainsi, comme le manchot se familiarise avec son moignon. Mais moi, Robert “Forrest”, c’est comme si cette plaie me démangeait un peu plus chaque jour. Les contes de jadis m’ennuient: la Baie, les crevettes par milliers, le bayou, la loche crasseuse et le thon rouge qui s’amassent dans les filets, le Mississippi d’avant la grande contamination et naturellement l’évocation du jour du Déclin....
Il y a belle lurette que l'on évoque plus ces fameuses journées de la Terre. Il y en avait eu des centaines avant le grand incendie…
*
Il y avait eu des signes précurseurs, quarante étés auparavant la rivière Cuyahoga, qui traverse Cleveland, avait pris feu. À la même époque, le lac Érié avait été déclaré « mort », ses eaux ayant été contaminées par des algues toxiques. Le Clean Water Act avait eu beau s’évertuer à vouloir changer les mentalités, le « toujours plus de maïs pour l’éthanol » avait eu raison des professions de foi. Ce furent les premiers signes d’une débâcle annoncée par la course folle aux rendements juteux, le monde fonçait droit dans le mur, mais il y allait toutes vitres baissées, en chantant et en klaxonnant à perdre haleine. L’holocauste joyeux d’une espèce irresponsable et immature.
Un matin de printemps, la plate-forme Deepwater Horizon a explosé au large de la Louisiane. À 1 500 mètres de profondeur, l’artère rompue déversait son sang noir à raison de 800 000 litres par jour sur plus de 110 kilomètres de marécages : puzzle hétéroclite d’éléments de forme bizarre, herbes, boue, bayous, passes, étangs et lagons saupoudrés d’ilots broussailleux. Pour les alligators, les ragondins et les ratons laveurs, le processus de destruction avait commencé.
*
Robert n'affirme jamais rien, il ne s’emporte jamais pour exprimer son scepticisme. Mais il écoute, vigilant, assis sous sa véranda, ou bien sur le ponton, devant le bayou, occupé à jeter des pierres à la surface du marais décomposé.
C’est un pêcheur émérite, qui réalise à chaque sortie juste assez de prises pour rester en vie et passer pour un prodige. Quand un insulaire parlait du passé, il se levait et se rendait à l’Acid Smog puis il se cuitait et c’était terminé. C’était la seule thérapie existante, personnelle et obscure.
Lorsque l’on parlait du marais, il se lassait très rapidement. Il prêtait l’oreille un instant et se remettait à lancer ses pierres dans la boue. Ce n’était plus véritablement du marais dont il était question, mais des mutants furieux trouvés dans les chaluts, des saisons sèches et des vents pestilentiels. Ce marais là, c’était un autre monde, on ne savait pas trop lequel, c’était une autre vie.
Ce temps-là, c’était avant qu’il ne se mette en route, avant qu’il ne s’éloigne. Aucun habitant des îles Chandeleur n’aurait supposé qu’il disparaîtrait complètement un jour, je veux dire, sans espoir de retour. Il n’était guère fortuné, sa famille avait exploité une petite pêcherie à quelques encablures du bayou, et Robert était expert dans la culture du chanvre. Ironie de la création, le chanvre indien était l’une des seules plantes qui avaient résisté sans trop de mutations à l’holocauste. Il avait trois ou quatre comptoirs sur la Nouvelle Venice qui écoulait l’herbe à un rythme régulier.
Il n’avait aucune connaissance, il ne s’intéressait à nul être humain et personne ne s’intéressait à lui. Je pense qu’il préférait que ce soit ainsi, afin de n’avoir aucun regret. Il possédait sa vieille pêcherie et sa vieille plantation, ce n’était pas si mal par les temps qui couraient.
Il était vraisemblable qu’il avait songé à toutes ces choses nuit après nuit, et chaque matin, debout sur le ponton, face au fleuve moribond, pendant que les vents charriaient et déposaient leurs poisons en silence. Il avait rêvé aux saisons qui coulaient paisiblement vers le large, aux vols des goélands, au ressac sur la côte, à la pluie douce qui lavait le sel du pont des navires et aux mouvements des arbres.
*
C’est à la fin d’avril qu’il a pris le large, vers le début de la chute des vents. Lorsque les insulaires se levèrent dans le calme relatif du matin, ils constatèrent qu’il n’était plus là. Son bateau n’était plus amarré au ponton. L’amarre pourrie pendait dans l’eau croupie, et tout était dit. Ils se dirent simplement : ça y’est, Forrest s’est fait la malle ! » Sans véritablement être surpris parce qu’ils étaient tous persuadés qu’un jour ou l’autre, il disparaîtrait. Et puis, tout le monde est reparti vers son destin vacillant et a tenté de survivre avant la reprise de la saison des vents. De toutes les manières, quoi que l’on fasse, on n’avait pas les moyens de le suivre. Pendant quelque temps, on en parla chez le gros Patti au cours de soirées arrosées, puis toute cette littérature se transforma en suppositions improbables, le fantasme de la liberté.
- Où penses-tu qu’il soit ?
- Il doit être sorti du Delta …
- Tu penses que c’est possible?
- Il reste encore quelques courants actifs… Même en pleine mer…
Les plus cinglés déclaraient :
- Il a rejoint la Floride… Ouais ! La Floride ! Mec…
Et les plus sombres :
- Il est en route à nourrir les mutants, oui… »
*
Lorsque Robert arriva à destination, il eut la certitude que cette côte brûlée était ce qui subsistait de l’Alabama. L’entrée de l’anse charriait ses boues grisâtres devant l’étrave de la vieille barge tombée en désuétude depuis des décennies. Les longues barges de transport circulaient de plate-forme en plate-forme à l’époque des forages. Robert était adossé au poste de pilotage déglingué, emmitouflé dans un vieux duvet militaire. Il scrutait le labyrinthe aquatique, tandis que la barge écorchait le fond et stoppait en gémissant le long de la rive. Robert sauta sur la grève craquelée. D’un pas pressé et sans se retourner, il s’enfonçait déjà dans la lisière de cette étonnante forêt « rousse ». Les vents empoisonnés avaient généré cette surprenante végétation, un paysage semblable aux pins de Pripiat en Ukraine, à trois kilomètres du réacteur n°4 de Tchernobyl. Les origines étaient différentes de celles de 1986, mais les effets étaient terriblement similaires.
“Forrest” Campo n’avait pas de véritable projet, juste ce besoin de réponses qu’il traînait en permanence avec lui et dans lequel il avait placé ce sentiment paradoxal que l’on nomme espoir.
A cet instant, il était libéré, et il se sentait en paix avec lui-même. Malgré cela, ses poumons lui faisaient mal, après tout ce temps passé sous le vent… Il faisait jour, la brume montait. Robert s’enfonçait de plus en plus profondément au sein de ce paysage spectral. Il marchait en observant chaque détail. En se déversant dans les mangroves, lieux quasi inaccessibles au nettoyage et grouillant de vie juvénile très sensible à la pollution, l’impact du brut de Deepwater Horizon sur les côtes de la Louisiane était bien plus catastrophique que les précédents désastres en ce sens où l’explosion ne représentait que le prélude d’une série de cataclysmes imbriqués les uns aux autres.
Le sol avait été lessivé par les tentatives infructueuses d’assainissement. L’évaporation rapide d’un type d’hydrocarbure particulier avait engendré un phénomène nouveau, des incendies spontanés avaient éclaté un peu partout, véritables « flashs » thermiques. Avec 300° C, les cellules des organismes du sol et des végétaux étaient détruites, les nutriments brûlés et le sol était devenu stérile.
Au bout d’un moment, Robert se sentit harassé et éprouva des difficultés à marcher. Il était arrivé sur un promontoire rocheux, en bas la vallée brillait d’une lueur jaunâtre, malsaine. Il décida de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la paroi, le souffle de plus en plus court. Il savait qu’il ne rencontrerait personne, cette zone avait été évacuée la première… L’année précédente, un événement sans précédent était arrivé dans les faubourgs de la Nouvelle Venice, la rare population qui avait assisté à cette scène n’en était pas revenue. Une « pluie d’insectes », essaimage aérien, était survenue à quatre reprises, à peu près aux périodes correspondantes aux 4 mois d’été de jadis, à l’époque révolue des anciennes saisons. Campo y avait vu peut-être un signe. En plus d’apporter une vie depuis longtemps disparue et d’amorcer une chaîne alimentaire possible, les corps de ces millions d’insectes dont beaucoup mouraient rapidement allaient approvisionner le sol en matière organique nouvelle (carbone, eau, oxygène, etc.).
La respiration haletante, saisi de spasmes et de vertiges, Robert avait maintenant la certitude que le vent funeste avait gagné la partie, curieusement il n’éprouvait aucune crainte, presque de la surprise. Il voulait encore voir, essayer de comprendre. À l’époque, la catastrophe avait été médiatisée au-delà du possible, ici c’étaient les États-Unis d’Amérique, le thermomètre du monde. Pourtant, il savait que partout sur le globe de multiples blessures suppuraient lentement . Dans le Delta du Niger, les installations défectueuses du forage provoquaient depuis des dizaines de décennies l’équivalent d’un Exxon Valdez annuel, engluant le filet des pêcheurs. Les enfants de Guinée nageaient dans l’estuaire souillé et dans l’indifférence planétaire et totale. L’Afrique, berceau de l’humanité était devenue un tombeau.
Robert Campo savait qu’il ne verrait pas la fin de l’histoire, mais ce n’était pas grave, d’une façon ou d’une autre, l’histoire continuerait.
À l’image d’un culbuto, oscillant sous la poussée, le monde reviendrait à sa position initiale, peut-être? Pendant 4 milliards d’années, la vie s’était perpétuée de manière ininterrompue, sous des formes différentes, menacée à maintes reprises de disparaître (astéroïdes, éruptions volcaniques géantes, changements climatiques majeurs). Il y avait eu 5 grandes extinctions, chacune ayant causé la disparition de la majorité des espèces animales et végétales. Plus tard, de nouvelles espèces étaient apparues, acclimatées à un nouvel environnement, devenues encore plus complexes. La sixième extinction était imminente, mais ce n’était pas dramatique, le cycle se poursuivait…
Couché sur le dos, Robert Campo contemplait le ciel tourmenté, à proximité de sa main gauche, une tige se balançait…
Incongrue, unique, une tige de pissenlit chargée de ces fruits munis de parachutes était prête à essaimer, le vent, malgré ses miasmes, assurait le transport des graines au cycle très rapide. Les propagules emportaient leurs messages, celui qui annonçait une nouvelle existence.
Les parachutes s’envolèrent. Robert ne les vit pas, il était entré dans un nouveau cycle, son corps était devenu le réceptacle d’un ensemencement, sa disparition physique était paradoxalement le signe d’un renouveau, ainsi fonctionnait la nature.
La sixième extinction s’achèverait bientôt… Dans l’orée de la forêt « rousse », un animal inconnu, pas encore tout à fait spécialisé, mais en excellente voie observait, attentif. Il allait falloir survivre, une nouvelle ère allait bientôt commencer. L’espoir résidait dans la biodiversité, mais sur la table de jeu, nous avions abattu pratiquement toutes nos cartes, la prochaine donne serait décisive pour la suite de la partie...
Audresselles, juillet 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire