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jeudi 7 juillet 2022

L'énergie d'une centrale éclectique.





 Dans le dédale de mes souvenirs, la nostalgie n’est jamais amère. J’aime cette époque et mon âge. Aujourd’hui pourtant,  je préfère rester dans la cour de récréation plutôt qu'aller en classe. Pourtant,  bien que nous apprenions à tout âge, on est plus du tout sérieux lorsque l’on a bien plus  de dix-sept ans…

L’écriture et la lecture sont des moyens dérisoires pour enrayer la fuite du temps. Ces monologues  silencieux ouvrent des portes  sur un univers si vaste. Malheureusement, une vie entière ne suffira pas pour en explorer le seuil, ne parcourir que la préface. Ce sera mon unique regret…

En juillet 1989, j’ai commencé à inscrire les menus faits d’une vie ordinaire. Alors que se profilait à l’horizon de mon existence l’arrivée d’un événement qui marquera le commencement d’une autre route… Pendant mes jours de repos, assise dans son transat et perchée sur mon bureau, Manon,  impassible, supervisera  de ses grands yeux noirs indéchiffrables, la rédaction des débuts  de ce qui est devenu Le Féminin Pluriel… 

Le Féminin Pluriel, carnets improbables de ce qui n’est ni un journal, ni une chronique… Une “centrale éclectique”. Le Féminin Pluriel… Titre résumant l’influence de cette inspiration que furent les femmes sur ma route de barbu étourdi et rêveur. Marie suivra cinq ans plus tard… Pas de petits mecs et aucun regret, avec les femmes vous avez la juste sensation d’en avoir davantage à apprendre qu’à transmettre, et cela reste toujours vrai.

32 ans après, cela en représente des pages et des pages d’écriture… Rien n’a réellement changé.  Les repères de la route sont les mêmes et du berceau au tombeau nos paysages sont semblables,  la même curiosité intacte et cet inaltérable besoin d’apprendre.

Les souvenirs, ce sont d’abord des odeurs… L’école... Ce sont d’abord des senteurs de craie maintes fois décrites, jamais égalées, de poussière de soleil en été ou de neige fondue en hiver. D’encre violette également… Oui, je ne suis plus jeune, le stylo bille n’arrivera qu’au collège. J’ai aussi le souvenir de mes maîtresses et maîtres d’alors… Leurs titres  de l’époque : instituteurs et institutrices, mais le terme “maître” n’était pas usurpé, tant ces gens modestes ont été pour moi des “maîtres” de vie, détenteurs de la clef des portes de l’existence,  me donnant le goût et la curiosité des choses. Ils m’ont inculqué cette noble vérité : seule l’éducation donne la liberté. J’en croise encore, de plus en plus rarement. Ils sont un peu plus lents, un peu voûtés, ignorant certainement l’importance qu’ils ou elles ont pu avoir dans le déroulé de mon chemin. Le respect qu’ils inspiraient n’était pas le fruit de manipulations obscures. Ce n’était que la manifestation “sui generis”   de l’ordre naturel des choses. Le possesseur  d’un savoir nous tendait le relais et, dans la plupart des cas, nous l’acceptions de grand cœur. De la rigueur certes, mais également des passeurs d’émotions. 

Je me souviens d’un matin en CE1 et plus particulièrement d’un élève, il s’appelait Patrick (c’était l’époque…) En lecture nous lisions Sans Famille d’ Hector Malot, et les mésaventures du jeune Rémi nous prenaient aux tripes…

« Plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras ; c’est bien ce que je m’étais dit tristement. Mais Mère Barberin m’avait fait une surprise ; bien qu’elle ne fut pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à l’une de nos voisines, un morceau de beurre à une autre, et quand j’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre. »

Sacré Patrick… Était-ce l’amour immodéré des crêpes? Ou plus certainement la perception de cette volonté d’offrir ou de donner malgré les duretés de l’existence. Ces valeurs inculquées par nos  instituteurs laïcs, ces “Hussards de la République” chers à Pagnol, de vrais “partageux” comme on dit par chez nous… Patrick avait fondu en larmes à la lecture de cette œuvre un peu naïve pour des yeux d’aujourd’hui, mais si riche de sens pour les gamins modestes du Nord que nous étions. L’institutrice était navrée et avait consolé notre camarade en le rassurant par anticipation sur la fin heureuse des tribulations de Rémi.  Je ne vous parle pas de la fin de Vitalis, trop pénible à raconter…

Et oui, ce souvenir, loin de le trouver ridicule, je le trouve rassurant sur la nature humaine. Bien entendu, j'ai depuis affronté bien des drames plus cruels comme bon nombre de mes camarades de classe. Mais nous étions à ce stade de l’existence où la magie existe. Et c’est toujours valable, il suffit de demander aux incollables de Harry Potter pour savoir que l’imagination est un moteur toujours aussi puissant.

Nous étions bien plus que des enfants, nous étions des héros de cour de récréation. Bercés par une télévision du jeudi qui était encore magique et où un monsieur, Claude Santelli, se permettait, excusez du peu, de créer une émission littéraire pour la jeunesse… Encore un homme indispensable à mes goûts de jeune lecteur. Nos héros étaient éternels. En CM2, lors d’un cours de lecture, notre maître nous fit  lire, un texte sur la mort de Robin des Bois. Choix malheureux…  « Robin des Bois serait mort dans la loge du Prieuré de Kirklees, dans l'ouest du Yorkshire. Il tira une flèche de son lit de mort par la fenêtre du prieuré et demanda à ses amis de l'enterrer à l'endroit où elle se planterait. » A son chevet, un aigle se posait sur le rebord de la fenêtre, avec son envol, prenait fin la vie rêvée de notre héros. L’oiseau royal emportait vers l’horizon notre univers d’enfant et, déjà se profilait notre silhouette d’adulte. Un long silence avait suivi cette lecture, nous étions consternés. Le roi de la forêt de Sherwood  était immortel… Et nul ne pouvait s’opposer à cette loi, pas même un auteur classique  figurant  au programme de l’époque.

Depuis, l’aigle n’a pas totalement emporté mon regard de môme… J’ai ouvert bon nombre de portes que sont les couvertures de livres. J’ai grandi, vieilli parmi eux. Toute ma vie, je marcherai aux côtés des “Rémi” pour qu’ils retrouvent leur famille. Toute ma vie, je m’indignerai et m’opposerai au cynisme de tous les “shérifs de Nottingham” où qu’ils puissent être. J’ai communiqué cette joie de lire à beaucoup de celles et de ceux que j’aime, car les pures passions n’existent  que pour être transmises. J’ai une grande reconnaissance à ces “passeurs de connaissance” qui furent mes maîtres… Ma fille aînée est devenue un de ces “relayeurs”, la plus jeune ne vit, elle aussi, que pour la culture, toutes les cultures. Bien des gens de ma connaissance travaillent dur pour obtenir ce sacré concours afin de transmettre le savoir, clé de toutes les libertés. Ils ou elles sont dignes également de mon plus profond respect. Certes, je suis un naïf, mais loin de me désoler, ce trait de caractère, je le revendique. Mes maîtres m’ont appris la citoyenneté, le respect de l’autre, la dignité et même l’altruisme. J’ai appris très tôt et même trop tôt que l’abruti engendre la brute. Finalement l’odeur de l’école, ce n’est que l’odeur de la liberté à conquérir et de la connaissance à préserver. Lorsqu’elle voulait faire ses crêpes Maman Barberin étaient loin de supposer l’importance de son acte...

C’est pourquoi modestement je continuerai à partager mes voyages intérieurs avec la juste sensation d’en avoir davantage à apprendre qu’à transmettre. Bâtir cette “centrale éclectique” qui continue d’éclairer mes jours et qui, si vous le voulez bien, pourra accrocher une lueur dans vos yeux dans une époque qui a bien besoin de “passeurs d'émotions".


Loos, le 26 novembre 2021.

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