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jeudi 7 juillet 2022

Le chant de l'Arutam.

 

Les plis tentaculaires de la selva (1)  et ses impénétrables ondulations de jade possèdent une essence primitive. Les rives du Rio Tapajos sont submergées huit mois sur douze.  C’est une contrée élémentaire, chargée d’une énergie farouche.
Ce  cours d’eau de près de vingt kilomètres de large est boueux et mal connu. Indécis, le Rio finit  par se ramifier en une constellation de minuscules bras. Un réseau dense d’ innombrables ruisseaux qui se font concurrence et qui courent vers l’océan, là-bas, si lointain, insoupçonnable…
Dans la clairière les deux petites maisons jumelles de Santarèm penchent comme des ivrognes au-dessous des frondaisons du septième District. Les branches, ruisselantes et figées par le soleil de midi, se hissent toujours plus haut vers les lourdes nuées où des perroquets d’acier et de cobalt, des singes d’ivoire et d’ombre et quelques lézards énigmatiques crient en vain, attendant qu’un peu de fraîcheur tombe entre les lianes  enroulées aux troncs.  Le vivant, aliéné par le soleil, attend chaque jour sa pause bienfaisante après les heures ardentes de l’isthme puant et fumant.
Des existences grouillantes dans la selva, des destins tragiques à l'ombre des  géants millénaires, la vie et la mort mêlées devant le fleuve immense, artère palpitante qui charrie le sang et la sève   des hommes de l'État d’Amazonas.
Maisons et embarcadères appartiennent à Monsieur Guerra, administrateur à la Compagnie Minière Générale de Manaus.
Chaque année apportent des hommes différents dans les deux masures où se troquent des contes étranges, des histoires impossibles au parfum de meurtres et des mythes de trésors introuvables ; des rêves de richesse, des rubis teintés du feu des enfers, des émeraudes éclatantes comme autant de furoncles de la selva malade ; et une multitude de chansons, d’amours trahis aux innombrables rebondissements. Parfois, quelques amitiés indestructibles qui consolident les fondations branlantes de ces bâtiments vétustes.
Les jours tombent un à un, lourds et gluants, comme la pluie équatoriale. Des journées infinies qui dévorent les nuits de Florencio Guerra et qu’il coche à  chaque crépuscule d’un trait  rageur avec la peur insensée que les caboclos(2) n’aient jeté un sort à l’endroit afin que le temps s’épuise inexorablement avant de succomber, glauques bulles de gaz à la surface du Rio…
*


Il est las de la forêt… Mais les jours où  l’un des anciens Achuar vient sous le patio pour donner des nouvelles du Haut Pays, il ne peut s’empêcher de tendre l’oreille et d’être attentif.

- Donnez moi du tabac ! dit Orelana en le contemplant goguenard.

- A moi aussi ! Ajoute Nunkui, dont les yeux noisette brillent.

Du tabac… M.Guerra considère, incrédule, les petits guerriers osseux ; puis il hausse les épaules, espérant que le père Gutierrez n’en sache rien. Enfin, il ouvre sa blague de caoutchouc lentement, malicieux, et la tend aux deux anciens qui avancent leurs mains, ouvrant leurs larges bouches édentées en un sourire épanoui.

Si le père Gutierrez  est au courant, il va lui faire  grief de corrompre les âmes pures de ces « bons sauvages »…  Avec sa naïveté rafraîchissante  de franciscain.

Vers les trois arroyos du fond de la vallée, il n’y a pas d’Achuar(3), mais on y rencontre de nombreux Aguaruna (3) .

Ils palabrent et rient très fort, parcourent la selva en levant à peine les pieds et pêchent avec dextérité. Chaque jour  apporte sa manne de poissons venue du Grand Père Fleuve. Ils ont le don d’énerver  Florencio, celui-ci a l’habitude de se lever tôt le matin et de pêcher quelques heures avant le travail du chantier, avec son lieutenant Loco Antonio. Antonio « Le dingue », qui se prend pour un acteur de cinéma. Mais Florencio Guerra de la Compagnie Minière Générale de Manaus est satisfait qu’il y ait une nombreuse colonie Aguaruna, venue de très loin, du Haut Pays, pour laver les paillettes de lumière du Grand Père Fleuve.

Il apprécie le savoir caché des Aguaruna, tout comme il apprécie les contes, les mythes d’autrefois, la saveur du soir tombant, et tout comme il redoute la longueur du jour et l’obstination insensée que prend le soleil à ne pas se coucher depuis quelques semaines…


*



Lorsqu’il se lève, il observe le fond de la vallée, il a juste le temps d’avaler un café épais et fort, de regrouper les hommes pour la journée et de se rendre à l’embarcadère.

En montant dans la pirogue, il parcourt la rive des yeux. Il sourit au  petit Hyacinto, le fils aîné du chef d’équipe et  tend la main à Orelana l’Ancien qui l’attend , la chique de tabac en bouche.

- A ce soir. Je vais écouter « Arutam ».

Ainsi il part, la pagaie à la main, un  comique chapeau publicitaire délavé juché sur sa vieille caboche, accessoire précieux…  Couvre-chef que personne n’oserait lui dérober, même par plaisanterie, c’est  parfois si tentant. Même pour un chasseur Shuar… 

Tout en pagayant, il chantonne une étrange mélopée comme un chaman, et parcourt, heureux, le Grand Père Fleuve couvert d’embarcations, quelques pêcheurs amicaux se fendant d’un large salut à son approche.

Les tribus, dont l’une n’a plus que douze membres, sont originaires de Haute-Amazonie, à cheval entre l’Equateur et le Pérou, sur un territoire grand comme la Suisse et l’Autriche réunies. Depuis quelques saisons, elles se livrent à de longues migrations, en demeurant au plus près de l’océan, par sécurité… Le monde des blancs ne les connaît que sous le terme générique de Jivaros.  Les tribus rient de ce terme, elles sont pour toutes et tous : les Shuar, les Achuar, les Shiwiar, les Aguaruna et les Huambisa. Jadis…Oui… Il y a longtemps, il y a eu les Zaparos… En 1904, ils étaient plus de 30 000, aujourd’hui, il en reste à peine une centaine.  Depuis quelques saisons, les tribus ont pris goût au voyage, pour plus de quiétude…

Les Indiens sont fatalistes, loin des cogitations économiques et mercantiles, les habitants de la forêt se laissent dépouiller par petits morceaux.  La sagesse amérindienne, « la force du Grand Tout », « le Grand Esprit » en langue Shuar : « Arutam » … L’homme en harmonie au sein de sa mère la Nature.  Peu importe « Arutam » aux compagnies minières.

Le génocide est entamé et rien ne semble devoir l’arrêter…

Florencio Guerra scrute la rive toute proche, le visage attentif mais souriant. On le prend davantage pour un modeste peon cultivant le maïs que pour un directeur de compagnie minière.

Avec le mois de juillet est venue la baisse des eaux… Le phénomène  peut durer deux, trois ou quatre mois. Bientôt les ramifications du Rio se font de plus en plus nombreuses et se perdent dans la touffeur de la forêt.  Florencio abandonne la pirogue et se trouvant isolé, il lui faut marcher deux heures sur une plage de sable et de boue pour se rendre au lit principal du fleuve et pouvoir enfin reprendre un autre bateau, embarcation plus importante munie d’un moteur.  Après quelques heures de navigation plus ou moins facile, Florencio Guerra arrive enfin au but de son périple, à Tamshiyacu…

Tamshiyacu… Là,  en bordure d’une piste défoncée, une minuscule maison de bois, ancien logis de seringueiros(4). La maison semble abandonnée depuis des décennies, depuis la révolte populaire des Cabanos, noyée dans le sang.  30 000 victimes de la répression… 1835,  une année de crimes. Dans l’embrasure de la porte de tôle, une silhouette se profile.

- Salut, Manuyama Pacaya.

- Le bonjour à toi, « Chercheur de lumières… », Il y avait longtemps… Tu ne trouves plus de paillettes d’étoiles dans le Grand-père Fleuve ?

L’homme est plutôt grand, ce qui est rare au sein de sa communauté.  Les pieds nus, les bras puissamment musclés malgré son grand âge, il n’est que rides et crevasses… Une dent de jaguar orne son collier indien, il parle lentement, calmement.  Le temps ne compte pas pour lui.

- Comment se porte Manuyama Pacaya, le fier et sage Zaparo ?

- Comme l’un des derniers de sa tribu, bientôt les Zaparo ne seront plus qu’un souvenir, mais tu le sais mieux que moi, « Chercheur de lumières ».

- Qui peut connaître  les pensées d’un chaman puissant comme toi, Manuyama, j’ai seulement le souvenir de tes soins, l’année dernière, après cette fièvre…

- Je n’ai fait que ce que l’on m’a appris, j’ai pu observer ton corps en transparence et là j’ai pu y voir la zone obscure où se nichait l’énergie néfaste.  J’ai pu m’emparer de ta mauvaise flèche et l’aspirer par ma bouche, je l’ai rejetée loin aux confins de l’univers, pour le reste c’est toi qui as décidé de revenir dans ton corps maigre.

Manuyama, l’un des derniers Zaparo est chaman, gardien de l’équilibre du Grand tout.

Depuis toujours, il est instruit des forces de cet autre monde qui nous échappe. Détenteur des liens qui unissent les êtres, visionnaire de la « réalité profonde », là où la vie et la mort se côtoient en permanence , l’une et l’autre oeuvrant en même temps, inutile donc de repousser l’une au profit de l’autre, telle est la mission de l’homme médecine.  Faire le lien et veiller à l’équilibre, peser chaque parcelle du Grand Tout pour un juste équilibre…

    - Tu as fait un bien long chemin, « Chercheur de lumières » ? Tu as mieux à faire qu’à supporter la compagnie d’un vieil homme, bientôt frère Jaguar et frère Anaconda vont venir me chercher, il sera temps pour moi d’aller rejoindre Arutam…

Florencio Guerra lève les yeux vers le ciel. Et considérant le vieillard, il lui confie ce qui tarabuste ses hommes depuis quelques semaines.

- Dis moi, Manuyama, est-ce que tu l’as constaté ? Depuis la baisse des eaux, le soleil semble ne plus vouloir se coucher… Le crépuscule n’arrive que vaincu et fourbu. Le jour gagne en longueur chaque semaine… Est-ce un délire de nos cerveaux malades ?

Le grand patriarche est silencieux, il respire longuement et enfin s’effaçant devant son hôte, lui fait signe d’entrer. La maison est presque vide, mais propre.  Dans l’unique pièce, une table de bric et de broc trône flanquée de deux chaises rouillées.

- Prends place. Je vois que les choses s’accélèrent, je ne peux que te livrer mon explication, si celle-ci n’est guère réjouissante, elle n’est peut-être que l’un des multiples reflets de la vérité.

- Ainsi, ce n’est pas une illusion…

- Toi, « chercheur de lumières », par le passé, j’ai pu constater que tu évites de  trop prendre à Grand Père Fleuve. Que pour toi,  les paillettes qui servent à fondre des bijoux pour vos femmes, ne sont  pas qu’apparence. Chaque pierre a son rôle dans le Grand Tout… Malheureusement, les hommes modernes aiment à rétrécir le monde. Le Zaparo, la paillette du Grand Père Fleuve, les arbres de la selva… Il y a un endroit très loin d’ici, les perroquets de cobalt et d’acier me l’ont chanté,  où les hommes ont essayé de capturer la force et la lumière du soleil dans une immense usine. L’usine a explosé, répandant son poison subtil en nuages invisibles… Beaucoup de Gringo sont morts, et beaucoup d’autres vont mourir. Vouloir chercher de la lumière… Et finalement les hommes ne trouvent  que l’ombre et la cécité.  Arutam , « la Force du Grand Tout » est perturbé… Peut-être pour toujours? Nul ne le sait?  Aussi je pense que le soleil va brûler de plus en plus vite et que la selva va finir par disparaître… La selva est le poumon d’Arutam, Si la forêt disparaît, s’en sera fini de tous et de tout…

-  Alors que faire ?

- Tu vas repartir, « chercheur de lumière », tu tenteras d’expliquer aux autres, mais j’en doute… Je n’ai plus le temps, ni la force, je te laisse ce sinistre héritage, je suis pratiquement le dernier de ma race. Tu feras peut-être partie des hommes qui ne verront plus jamais le soir tomber.  Cherche à faire comprendre, montre la planète rouge et ce qu’elle est devenue… L’histoire ne doit pas se répéter…

*

Manuyama Pacaya, le dernier chaman Zaparo se lève, indiquant  par ce geste que l’entretien est terminé. Florencio Guerra retourne à pas lourds vers le Rio boueux et jaunâtre.  Il se retourne vers la bâtisse mais le vieillard a déjà disparu dans la pénombre.

Sur le chemin du retour, dans les hoquets sourds du moteur Mariner brassant une eau lourde et grise, Florencio pense aux Indiens, ces Jivaros, nom donné par les conquistadors à toutes ces tribus, terme péjoratif synonyme de « sales sauvages » ou de « féroces guerriers », peuples ayant résisté vaillamment pendant des siècles aux bourrasques de l’occident... Cette fois ci il n’y aura ni vainqueurs, ni vaincus, simplement que de la poussière et du silence…

Sur l’embarcadère, Orelana l’Ancien et le père Guttierez regardent s’approcher la longue pirogue. Vers l’ouest, à la cime des géants de la selva, malgré l’heure tardive, le ciel ne se teinte ni en orange ni en mauve… Dans les hauteurs, les perroquets de cobalt et d’acier, les singes d’ombre et d’ivoire restent cois.

 En vain, Florencio Guerra, administrateur à la Compagnie Minière Générale de Manaus, écoute les échos du vent. Malgré ses efforts, nul être vivant sur les rives du Rio Tapajos n’entend le chant de l’Arutam…



1 Selva : Forêt équatoriale amazonienne.

2 Cablocos : Métisses..

3 Achuars,Aguarunas :Sous-groupe de la tribu des Indiens Jivaros

4 Seringueiros : Ceux qui récoltent le latex.


 

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Au commencement…

Un bruit se fit entendre dans le sous-bois, peut-être était-ce une branche. Son craquement sec et sonore piqua la curiosité de l’animal. Pui...