Elle s’étira et son premier souhait fut : « Pourvu qu’il ait pensé à moi. ». Elle avait passé la nuit à déambuler. Elle resta appuyé au parapet, le regard posé sur la rue endormie. Les nuées étaient magnifiques dans la lueur irréelle et tremblotante qui irradiait de l’horizon incertain. Le frémissement des cerisiers n’était altéré que par le souffle du vent salin.
Elle examina les alentours. Il y avait de petites échoppes disséminées un peu partout. Éclairées par de minuscules lanternes, adossées les unes aux autres, rampantes jusqu’au milieu de l’avenue. Certaines enveloppées d’une odeur de poisson séché. Quelques boutiques étaient déjà ouvertes.
Elle se pencha sur le côté et les souvenirs qui assaillirent sa mémoire la firent grelotter. Elle ferma les yeux quelques minutes, pour mieux se rappeler. Enfin, elle consentit à affronter la réalité. Sa main, à la recherche d’un mouchoir, explora l’intérieur d’un petit sac à main posé sur la tablette, il venait de Tokyo, un présent du passé…
Perdue dans ses pensées, elle regarda de nouveau la rue, apercevant les acteurs du matin s’animer.
Hiroshi et Tomoko pressés courant tous les deux… Tamiko traînant les pieds dans la poussière, son visage allongé, comique jusque dans la détresse.
Daisuké et Michiyo riants à gorges déployées sous un réverbère clignotant et jaunâtre. Hurlant des plaisanteries obscènes. D’autres encore, dans le lointain…
Dans l’air frais de l’aube, le son clair et pur du bonheur.
Elle salua de la main et la boule de sa gorge disparût pour un temps. Elle sourit machinalement et regarda son reflet dans l’éclat pâle de la fenêtre entrouverte. Soupira de nouveau.
« Yôko, chère Yôko,
Je suis pilote maintenant. Mon instruction, bien que rapide, est terminée. Ne me laisse pas quitter ce monde sans avoir revu ton cher visage. Je te prie. J’ai fait passer cette lettre par un camarade. Elle est courte car je risque gros…
Yoshio »
*
A l’approche du matin, le ciel devenait encore plus majestueux. Sur son balcon, Yôko n’en perd pas une miette. Même si l’empire était perdu, les dieux avaient décidé de parer les vaincus de costumes magnifiques.
Sa mère se levait. Avant de préparer le thé, elle allait lui demander de prier avec elle pour tous les fils du Soleil Levant éloignés de leurs foyers.
Yôko pensait à l’année précédente. A la promenade au Lac des Carpes, aux serments échangés pour… Après…
Tout cela semblait très loin. A croire que cela n’était jamais arrivé. Ce qu’elles vivaient toutes les deux semblait être un été comme les autres. Il n’y avait que de vagues rumeurs chuchotées qui arrivaient par voisins interposés, comme l’écho incertain d’une défaite radicale.
Dans le jardin d’hiver que baignait une clarté mauve et dorée, elle se sentit envahie par une impression de totale sérénité tandis que sa mère versait le thé, précautionneusement… Depuis plusieurs années, il était rationné.
Elle caressait des yeux les portraits de ses frères et de son père qu’elle ne reverrait jamais.
Elle ne cessait de penser à Yoshio sur son aérodrome de l’île de Guam, ou ailleurs, personne n’en savait rien…
Elle ouvrit la porte du jardin et jeta un coup d’œil à l’extérieur, regardant longuement les hautes tiges de bambous se balancer dans l’air suave et contempla sa mère, toujours affairée.
- Crois-tu qu’ils soient…
- Paisibles… Sans aucun doute... Acheva, celle-ci
- Pourquoi ne lui ai-je pas dit ? Comment ai-je pu le laisser partir sans rien dire ?
- Yôko, chacun d’entre-nous doit choisir son instant et son lieu. Personne ne peut imposer sa conduite à autrui. Ce n’était pas le moment, peut-être?
- Maman, est-ce que tu crois que tout cela finira ?
Les bras ballants, la mère de Yôko semblait si lasse… Résignée à tout…
- Qui peut le savoir? Une ère touche à sa fin … Je le sens, c’est dans l’air, imperceptible. Mais c’est là… Allons nous asseoir sur le banc de ton père… Dit-elle
Côte à côte, elles traversèrent le jardin silencieux. Elles s’installèrent toutes deux sur le siège de teck pali par l’usage.
- Maman, dit Yôko au bout d’un moment. Nous n’avons jamais parlé de toi? Est-ce que cela t’ennuie ?
La mère, jeune encore, mais déjà flétrie par le chagrin de chaque jour, tourna la tête vers elle. Son visage, éclairé des pastels du matin, avait une expression impassible
- Nul besoin de parler de ces choses Yôko. Nous sommes ensemble, à nous souvenir, là est l’essentiel, cela fait partie des choses que l’on n’écrit pas. La vie sensible est silencieuse, précieuse…
Ce fut tout. Ils se regardèrent, s’épaulant mutuellement par la force de leur confiance.
- Fais toujours ce que tu juges le mieux…
- Aujourd’hui, je vais rester avec toi.
Elles restèrent quelques instants sans parler, puis Yôko déclara :
- Quelle journée magnifique…
- Oui, on pourrait penser que parfois les dieux offrent un décor grandiose aux actes de nos vies.
Yôko eut une angoisse diffuse. Elle passa un bras autour des épaules de sa mère et se laissa aller contre elle.
Elles étaient assises là, dans la lumière naissante de l’aube. Le soleil se levait sur Hiroshima le 6 août 1944 pour la première fois. À 8 heures 14, l’horizon s'embrasa une seconde fois…
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