Salvation Island (Île artificielle - position approximative de la ville de Rovaniemi – Territoire des Samis – Laponie avant la Grande Débâcle)
Claus est songeur… Le terme approprié serait plutôt désabusé. Derrière son bureau, il observe par la baie de plexiglas la chaîne incessante et monotone des travailleurs érythréens et soudanais qui, sans relâche, emballent des légumes, des fruits frais et d’innombrables denrées alimentaires…
Les lutins, considérés comme travailleurs handicapés, avaient été éradiqués de la société. Le gouvernement centralisé occidental GAFA avait imposé par décret, l’emploi en masse des descendants de la dernière vague de migrants passée avant l’érection du Mur…
Le Mur… 40 070 km de long, 150 mètres de haut, épousant parfaitement la ligne imaginaire de l’équateur et bâti en 3 ans, uniquement par des robots. Un exploit technologique orchestré par le gouvernement GAFA. Depuis ce temps, l’hémisphère Sud avait été déclarée officiellement Terra Incognita et effacée de la mémoire collective écrite et orale.
Sans papiers, sans statuts de citoyens, les descendants des flux migratoires constituaient donc une main-d’œuvre quasiment gratuite à défaut d’être appréciée. Claus détestait cette situation, mais n’avait malheureusement pas le choix sous peine de se faire retirer son agrément.
La voix chevrotante du vieil Ismaël se fit entendre dans l’interphone :
- J’ai enfin réussi à faire tourner les drones, Patron ! La nacelle est prête et le dirigeable est opérationnel.
Après la Grande Débâcle, les lichens, premiers habitants du monde, avaient survécu.
Mais pas les rennes… Pour les enfants, ils étaient devenus aussi mythiques que les licornes des légendes…
Les drones rouillés grincèrent un peu puis élevèrent la nacelle et l’énorme dirigeable dans le ciel enfumé. Cette année Claus avait pu cultiver des oranges et même de véritables courgettes. Ce serait un beau Noël…
*
Claus survolait les étendues lisses et grises de l’océan alcalin. Il se souvenait de jadis et de sa faculté de ne jamais vieillir. Il était un mythe, mais pour lui, être immortel n’était hélas plus du tout un privilège.
Arrivé au-dessus de ce qui avait été le Nord de la France, il se souvint des dires d’Ismaël. Le vieux contremaître lui avait dit qu’il existait un sanctuaire, resté intact au-dessus des eaux, semblable à une île, un nouveau Mont Saint-Michel : Cassel Island…
Mince halo couvrant la surface des vaguelettes, les lumières de Cassel formaient un phare pâle et tremblant dans la nuit. Peu après la Grande Débâcle, les 6 réacteurs de la Centrale Nucléaire de Gravelines s’étaient enfoncés sous la mer continuant une fusion lente et inexorable, la plaine était redevenue la mer antédiluvienne, à la différence qu’elle ne recelait aucune vie viable et pérenne… Cassel Island conservait une petite population d’une quarantaine d’âmes. Les survivants du sanctuaire.
*
Sur une place pavée envahie par la mousse se dressaient quelques antiques maisons. L’une d’entre elles semblait glisser vers la rue comme un ivrogne titubant, le toit penché comme une casquette de travers…
Claus grimpa le vieil escalier branlant et sombre, chaque marche portait une plante verte. Luxe suprême… Au fond d’une grande pièce aux poutres noircies par la fumée d’une cheminée tirant mal, un vieil homme se tenait assis sur un antique sofa déformé. Un chat sans âge sur les genoux lui tenait compagnie, entouré d’une tribu d’autres félins plus curieux qu’agressifs. Le vieil homme sourit…
- Entrez Claus, entrez ! Faites de la lumière, il reste encore un peu d’essence dans le
groupe.
Claus s’approcha. Dans la demie pénombre, la rencontre de ces deux barbus un 24 décembre possédait quelque chose d’ironique, un peu comme ces images démodées d’un très vieux film de Noël…
- Alors Claus, toujours votre vieil habit ? Quand donc allez-vous cessez de vous
déguiser en bouteille de soda ? Bon vous n’avez plus la hotte, c’est déjà ça… Un détail qui me rappelle par trop les vignes d’antan… Ah Claus ! Les vignes, souvenez-vous?
Claus sourit à son tour et, enlevant son gant, lui tendit la main.
- Je suis venu vous apporter un cadeau. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
Le vieil homme réfléchit et finit par dire :
- J’ai déjà obtenu tout ce que je désire, la paix… Cette vieille bâtisse reste bien pourvue en souris, pas très grasses il est vrai, mais les chats ne manquent de rien… Non, je ne vois pas…
Claus tendit une orange. Le regard du vieil homme s’illumina.
- Une orange… Un véritable fruit. Ma pauvre mère racontait jadis que mon défunt
frère avait vu sa première orange très tard. Donné par un GI américain, c’était déjà l’une de ces innombrables guerres, le prélude à la Grande Débâcle… Plus besoin de guerre Claus, maintenant, plus de combattants et plus de territoires. Nous y sommes parvenus sans efforts…
Le regard du vieil homme était resté fixé sur le mur en face du sofa. Là, se résumait toute son existence.
- Mon père, il y a bien longtemps, nous parlait lui-aussi de la fameuse orange de Noël.
Bien avant la Grande Débâcle, nous nous moquions un peu des anciens avec cette histoire édifiante. Oui… Nous plaisantions… Mais finalement, je crois que la boucle est bouclée. Je crois que je vais la garder pour demain, le 25 décembre…
Un silence s’était installé entre les deux hommes, mais ce n’était pas un silence pesant, tout avait déjà été dit depuis si longtemps… Posant le chat à côté de lui, le vieil homme tendit la main vers une étagère surchargée de livres.
- Une fois n’est pas coutume, Claus, c’est moi qui vais vous offrir quelque chose, pas-
-sez moi cette vieille boîte de cigares qui trône là-bas. Ouvrez-là, s’il-vous-plaît…
Claus ouvrit la boîte, sur un tissu de velours sombre se tenait une boule à neige, mais dans cette boule palpitait une lumière très brillante et dansante, cela irradiait et pulsait… Vivante…
- Qu’est-ce que c’est ?
- Certains ont voulu lui donner un nom : Yahvé, Allah, l’Eternel, Jésus, La Foi… Elle a porté tant de noms. Nombreux sont ceux qui ont tué et se sont entretués pour l’obtenir ou pour dire qu’ils l’avaient trouvé, alors qu’ils se trompaient… Cette chose, c’est l'Étincelle… Elle a toujours fait partie de nous, toutes et tous, beaucoup l’ont oublié. Tel le koan de l’homme qui cherchait partout dans le monde un trésor qui dormait sous son lit. Même si elle ne possède pas de nom propre, on peut l’appeler la compassion, la générosité, la sagesse, l’empathie… En fait, cette étincelle, c’est la vie, tout simplement. J’ai pris la précaution de toujours préserver mon étincelle, cela n’a pas toujours été facile….
Tendant la boîte, le vieil homme reprit :
- Claus, prenez-là et faites-en bon usage, là où je vais, je n’en ai plus besoin, mes
souvenirs sont devenus mon étincelle, emmenez les chats avec vous, ils valent bien les rennes. Et ils leur restent encore 8 vies… Ils sont sages et gardent pour eux les secrets qu’ils détiennent… Allez Claus ! Il est temps de continuer votre tournée, peut-être, que ce n’est pas la dernière, j’aime à le croire, comme j’ai toujours cru en vous…
Emportant la boîte, Claus se retourna une dernière fois et salua le vieil homme de la main.
*
Au-dessus de l’archipel de ce qui fut Calais, Claus aperçut un groupe de gens occupés à charger une flottille de bateaux pneumatiques. Le chargement se terminait.
- Oh là ! Vous allez où ?
Un grand gaillard s’approcha.
- Nous partons vers le Sud, tenter de trouver une brèche dans le Mur… Nous ne croyons pas à Terra Incognita …
- Comment t’appelles-tu mon gars ?
- Mon grand-père venait d’un pays que l’on appelait Afghanistan, je me nomme Bahram.
- J’ai connu ton pays, Bahram… Cela veut dire victoire.
Tendant la vieille boîte de cigares, Claus souriait.
- Tiens Bahram ! Prends-en bien soin. Je crois que tu vas en avoir besoin et qu’elle ne pourra pas tomber entre de meilleures mains !
Déjà , très lentement, les drones poussifs emportaient la nacelle dans les nuages. Claus en riant balança sa vieille pèlerine rouge par-dessus bord… De nouveaux temps commençaient.
Quelque part au-dessus des eaux calmes, dans une très vieille bâtisse et sur un très vieux sofa, un vieil homme était heureux et souriait. Il pelait une orange en regardant les multiples photographies jaunies sur le mur, ces milliers d’étincelles qui avaient constitué son voyage. Sous les poutres noircies, on entendait jouer un très vieil air : Fortunate Son résonnait sur la place…Et Noël continuerait ailleurs..
N’oubliez jamais de prendre soin de votre étincelle…
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