Un navire bas sur l’eau borde le littoral mouvant et incertain de la Louisiane. Sur la passerelle, deux officiers, vêtus de coutil immaculé, un capitaine et son premier lieutenant discutent. Entre ses mains fines et aristocratiques, le second tient nonchalamment le tube étincelant d’une longue-vue.
Dans l’entrepont, sous les solives et sous la grille massive, dépassent les chaînes d’un esclave mutilé qu’ils viennent de soumettre et déportent à Fort Maurepas. Il ne connaît pas sa destination, c’est le Wolof Loumboul Dembelé, au village tout le monde le connaissait… Un cultivateur solide et immense, un peu hâbleur et toujours jovial… Il délire.
- “Mes pères, qui sont ces guerriers blancs ? Pourquoi me battent-ils ? Le petit diable surtout ! Je ne peux que me taire. Pourtant j’aimerais bien pouvoir lui dire : Non… Vous vous trompez… Vous voyez bien que Loumboul n’est pas cruel. Mon bras saigne… Quand est-ce que cela va cesser ? J’ai tant soif… Ha… La gourde fraîche qui pend dans ma paillote de Tambacounda. Alimatou… Ma belle Alimatou me l’aurait apportée au champ. Sans avoir à parler, elle aurait compris… Elle pouvait tout savoir sans user de la parole. Les saisons de disette, il suffisait qu’elle me regarde et je reprenais confiance. Tandis, que ces hommes implacables… J’ai soif…”
- Je me sens mieux, soudain ! Même parfaitement bien… Mon bras est tout engourdi ! Voilà que je gonfle mes muscles comme auparavant. Ma foi, les démons blancs qui m’ont blessé vont en être pour leurs frais…
- Levons un peu les yeux… L’air frais fait du bien à mes paupières. Qui m’accompagne, se balançant au-dessus de moi ? Je ne le reconnais pas. L’homme de barre l’a pendu par les bras au mât… A moins que… Oui ! C’est le cousin Iba M’bampassy : il porte le signe des griots… Et puis cette façon qu’il avait de palabrer en scandant comme les anciens ! Là-bas, ce doit être la fête des moissons quand nos greniers regorgent de semences. Il n’a pas l’air mort pour son malheur. Il faut que je lui parle, mais, discrètement, je ne veux pas attirer le courroux du petit blanc : son fouet me creuse la chair… Et cette piquante odeur de sueur qu’il disperse comme l’odeur de la mort sur cette coque puante, La Seine… C’est son nom, on dit que c’est un fleuve de chez les hommes blancs. Ils sont loin les fleuves de ma patrie… Iba… Les anciens vont vite t'appeler à eux , griot ! S’ils ont pitié…
- « C’est si tentant. Mais il ne faut pas y songer ! C’est dangereux pour les autres. Pourtant, j’imagine la rage de l’homme aux galons d’or… Qu’importe, un simple geste. Allez, j’y vais ! Un simple écart, tout doucement, très doucement, un pied après l’autre, par le dalot resté ouvert, il y une planche qui bouge , une bascule, et puis zou ! À l’eau, ils ne me verront pas… D'ailleurs, ils discutent : leurs gestes sont véhéments. Et l’homme aux galons d’or veut débarquer le cousin Iba. “Plus bon à rien…” dit-il. Il va certainement mettre en panne au large de cette grande côte blonde, c’est certain. Inviter les hommes blancs aux beaux vêtements au festin. A cet instant-là , j’en profiterai… »
Sans un tressaillement et sans un bruit, longeant la membrure glissante et obscure sans courir, le Wolof Loumboul Dembelé se hisse par le dalot, pousse de ses pieds la planche branlante et glisse lentement dans l’onde chaude et salée. Il demeure immobile entre deux eaux, battant des mains lentement, jusqu’à ce que les ancres soient larguées dans des gerbes d’écume.
Que l’océan était doux et agréable au goût !
Comme possédé, Loumboul se met à nager sans effort, en harmonie avec le flot :
- J’ai quitté mes fers… Je suis léger, aussi léger que lorsque ma course soulevait les longs nuages de poussière de la piste, rendant mes muscles rouges, chauds et vibrants…
- Ah ! (Il cesse de nager, interdit), déjà la côte et les marais ! Toute cette terre solide me conforte et palpite sous mes pieds ! Je suis revenu …
- Mais qu’y arrive ici, mes yeux ne m’abusent pas : c’est Moussa Dioh qui s’avance… Pardon, Moussa le sage (Noble et altier)… Dioh le Sérère… Eh noble ami! Tu me reconnais ?
Moussa Dioh, le docte Sérère le considère avec un regard étrange :
- Loumboul, toi ? Ici sur cette grève ?
- Que t’arrive-t-il, Moussa, cher compagnon, c’est moi qui devrait être surpris : On m’a raconté que tu étais parti avec les prêtres blancs pour une grande ville de lumières… Il est d’usage que les légendes et les contes se répandent à travers la brousse, et il y a si longtemps que je n’ai pas été au pays…
- Frère Wolof », dit simplement Dioh, et des larmes brillent dans ses yeux bienveillants.
Il pose sa main sur l’épaule de Loumboul en répétant : « Mon ami !... Puis : « Arrive ! » dit-il, et il se met à courir. Loumboul Dembelé le suit. . Il lui semble que l’air palpite, vibre autour de lui. Loumboul reconnaît le village de sa jeunesse, où il jouissait de toutes ses forces vives, droit et fort, comme un arbre puissant de la plaine.
Moussa Dioh s’arrête près d’une forêt et ils se posent, leurs membres lourds. Loumboul veut se coucher pour dormir.
- Ne fait pas cela », dit son camarade, et il le conduit au centre de la sylve même, là où se trouve une petite clairière, juste à taille humaine. Loumboul s'enfonce dans l’herbe douce ; ses bras tremblent d’épuisement.
Moussa l’emmène dans son village aimé où tout le monde est rassemblé et il le présente à tous les habitants. Les cases y sont fraîches et pimpantes de cet aspect cossu que prennent les villages après les riches moissons. Il y a là un grand guerrier Toucouleur qui a livré de grandes batailles et qui raconte son combat en montrant les stigmates de sa bravoure. Plus bas, une femme Mankagne très belle, quoiqu’un peu coquette et qui a une grande et belle maison confectionne un repas magnifique et plantureux. Loumboul n’a jamais rien contemplé de si superbe.
Il revoit sa famille qu’il avait perdu et qu’il croyait disparue.
Il contemple aussi des troupeaux robustes qu’il avait vu grandir et pour lesquels son père a donné toutes les journées de sa vie. Ses proches l’entourent et se montrent attentionnés envers lui. Le petit homme sanguinaire est loin ! L’officier aux galons d’or n’existe plus !
Et enfin, à trois pas de lui, il revoit, Alimatou, toujours aussi belle et silencieuse (avec ses yeux tristes pour lui dire : n’ai nulle peur Loumboul, je suis là…), Alimatou, sa femme éternelle…
Alors, toute sa vie le submerge comme la barre d’écume du Cap Vert, avec une profonde tristesse également, et il soupire :
- J’ai tellement voyagé, je me suis tellement éloigné… Elle ne m’a pas oublié, mais voudra-t-elle encore de moi ? Je ne l’ai plus vu, lorsque le soldat l’a emmenée, elle a dépassé la colline où elle a disparu…
Interminablement il la contemple, sans bouger. Et lorsque le soleil s’empourpre, bas sur les arbres séculaires, elle s’approche, lui prend la main et dit :
« Allons, Loumboul, Il est temps, marchons, nous avons du chemin… »
Ils s’éloignent lentement vers la plus grande des cases. Lorsque le soleil disparaît derrière les collines, un chacal se met à japper.
- Un esclave de moins à Bâton-Rouge et pour nous un ballot de coton ou un fusil à système de moins pour Maître Stanislas Foäche, ils ne vont pas être contents à Saint-Malo.
- Je vous l’avais dit Cap’tain, vous avez eu la main un peu trop lourde…
- A votre avis, monsieur Maubant, demanda la Capitaine, depuis quand est-il … ?
- Sauf votre respect Cap’tain ! répondit l’autre en poussant du pied le malheureux. Rappelez-vous cette saute de vent dans les huniers, juste avant d’arriver, et le cri bizarre de ce grand oiseau bleu vers l’horizon… Ma foi, ce païen a rendu son dernier soupir à ce moment-là… »
Dans l’entrepont, sous les solives et sous la grille massive, dépassent les chaînes d’un esclave mutilé qu’ils viennent de soumettre et déportent à Fort Maurepas. Il ne connaît pas sa destination, c’est le Wolof Loumboul Dembelé, au village tout le monde le connaissait… Un cultivateur solide et immense, un peu hâbleur et toujours jovial… Il délire.
- “Mes pères, qui sont ces guerriers blancs ? Pourquoi me battent-ils ? Le petit diable surtout ! Je ne peux que me taire. Pourtant j’aimerais bien pouvoir lui dire : Non… Vous vous trompez… Vous voyez bien que Loumboul n’est pas cruel. Mon bras saigne… Quand est-ce que cela va cesser ? J’ai tant soif… Ha… La gourde fraîche qui pend dans ma paillote de Tambacounda. Alimatou… Ma belle Alimatou me l’aurait apportée au champ. Sans avoir à parler, elle aurait compris… Elle pouvait tout savoir sans user de la parole. Les saisons de disette, il suffisait qu’elle me regarde et je reprenais confiance. Tandis, que ces hommes implacables… J’ai soif…”
- Je me sens mieux, soudain ! Même parfaitement bien… Mon bras est tout engourdi ! Voilà que je gonfle mes muscles comme auparavant. Ma foi, les démons blancs qui m’ont blessé vont en être pour leurs frais…
- Levons un peu les yeux… L’air frais fait du bien à mes paupières. Qui m’accompagne, se balançant au-dessus de moi ? Je ne le reconnais pas. L’homme de barre l’a pendu par les bras au mât… A moins que… Oui ! C’est le cousin Iba M’bampassy : il porte le signe des griots… Et puis cette façon qu’il avait de palabrer en scandant comme les anciens ! Là-bas, ce doit être la fête des moissons quand nos greniers regorgent de semences. Il n’a pas l’air mort pour son malheur. Il faut que je lui parle, mais, discrètement, je ne veux pas attirer le courroux du petit blanc : son fouet me creuse la chair… Et cette piquante odeur de sueur qu’il disperse comme l’odeur de la mort sur cette coque puante, La Seine… C’est son nom, on dit que c’est un fleuve de chez les hommes blancs. Ils sont loin les fleuves de ma patrie… Iba… Les anciens vont vite t'appeler à eux , griot ! S’ils ont pitié…
- « C’est si tentant. Mais il ne faut pas y songer ! C’est dangereux pour les autres. Pourtant, j’imagine la rage de l’homme aux galons d’or… Qu’importe, un simple geste. Allez, j’y vais ! Un simple écart, tout doucement, très doucement, un pied après l’autre, par le dalot resté ouvert, il y une planche qui bouge , une bascule, et puis zou ! À l’eau, ils ne me verront pas… D'ailleurs, ils discutent : leurs gestes sont véhéments. Et l’homme aux galons d’or veut débarquer le cousin Iba. “Plus bon à rien…” dit-il. Il va certainement mettre en panne au large de cette grande côte blonde, c’est certain. Inviter les hommes blancs aux beaux vêtements au festin. A cet instant-là , j’en profiterai… »
*
À quelques encablures, La Seine qui jauge 300 tonneaux met en panne et ferle ses voiles, les cris des marins aux manœuvres couvrent le bruit des vagues.Sans un tressaillement et sans un bruit, longeant la membrure glissante et obscure sans courir, le Wolof Loumboul Dembelé se hisse par le dalot, pousse de ses pieds la planche branlante et glisse lentement dans l’onde chaude et salée. Il demeure immobile entre deux eaux, battant des mains lentement, jusqu’à ce que les ancres soient larguées dans des gerbes d’écume.
Que l’océan était doux et agréable au goût !
Comme possédé, Loumboul se met à nager sans effort, en harmonie avec le flot :
- J’ai quitté mes fers… Je suis léger, aussi léger que lorsque ma course soulevait les longs nuages de poussière de la piste, rendant mes muscles rouges, chauds et vibrants…
- Ah ! (Il cesse de nager, interdit), déjà la côte et les marais ! Toute cette terre solide me conforte et palpite sous mes pieds ! Je suis revenu …
- Mais qu’y arrive ici, mes yeux ne m’abusent pas : c’est Moussa Dioh qui s’avance… Pardon, Moussa le sage (Noble et altier)… Dioh le Sérère… Eh noble ami! Tu me reconnais ?
Moussa Dioh, le docte Sérère le considère avec un regard étrange :
- Loumboul, toi ? Ici sur cette grève ?
- Que t’arrive-t-il, Moussa, cher compagnon, c’est moi qui devrait être surpris : On m’a raconté que tu étais parti avec les prêtres blancs pour une grande ville de lumières… Il est d’usage que les légendes et les contes se répandent à travers la brousse, et il y a si longtemps que je n’ai pas été au pays…
- Frère Wolof », dit simplement Dioh, et des larmes brillent dans ses yeux bienveillants.
Il pose sa main sur l’épaule de Loumboul en répétant : « Mon ami !... Puis : « Arrive ! » dit-il, et il se met à courir. Loumboul Dembelé le suit. . Il lui semble que l’air palpite, vibre autour de lui. Loumboul reconnaît le village de sa jeunesse, où il jouissait de toutes ses forces vives, droit et fort, comme un arbre puissant de la plaine.
Moussa Dioh s’arrête près d’une forêt et ils se posent, leurs membres lourds. Loumboul veut se coucher pour dormir.
- Ne fait pas cela », dit son camarade, et il le conduit au centre de la sylve même, là où se trouve une petite clairière, juste à taille humaine. Loumboul s'enfonce dans l’herbe douce ; ses bras tremblent d’épuisement.
Moussa l’emmène dans son village aimé où tout le monde est rassemblé et il le présente à tous les habitants. Les cases y sont fraîches et pimpantes de cet aspect cossu que prennent les villages après les riches moissons. Il y a là un grand guerrier Toucouleur qui a livré de grandes batailles et qui raconte son combat en montrant les stigmates de sa bravoure. Plus bas, une femme Mankagne très belle, quoiqu’un peu coquette et qui a une grande et belle maison confectionne un repas magnifique et plantureux. Loumboul n’a jamais rien contemplé de si superbe.
Il revoit sa famille qu’il avait perdu et qu’il croyait disparue.
Il contemple aussi des troupeaux robustes qu’il avait vu grandir et pour lesquels son père a donné toutes les journées de sa vie. Ses proches l’entourent et se montrent attentionnés envers lui. Le petit homme sanguinaire est loin ! L’officier aux galons d’or n’existe plus !
Et enfin, à trois pas de lui, il revoit, Alimatou, toujours aussi belle et silencieuse (avec ses yeux tristes pour lui dire : n’ai nulle peur Loumboul, je suis là…), Alimatou, sa femme éternelle…
Alors, toute sa vie le submerge comme la barre d’écume du Cap Vert, avec une profonde tristesse également, et il soupire :
- J’ai tellement voyagé, je me suis tellement éloigné… Elle ne m’a pas oublié, mais voudra-t-elle encore de moi ? Je ne l’ai plus vu, lorsque le soldat l’a emmenée, elle a dépassé la colline où elle a disparu…
Interminablement il la contemple, sans bouger. Et lorsque le soleil s’empourpre, bas sur les arbres séculaires, elle s’approche, lui prend la main et dit :
« Allons, Loumboul, Il est temps, marchons, nous avons du chemin… »
Ils s’éloignent lentement vers la plus grande des cases. Lorsque le soleil disparaît derrière les collines, un chacal se met à japper.
*
Le trois-ponts La Seine était à l’ancre, tirant sur ses chaînes, près de l’embouchure. Les deux officiers pénétrèrent dans la cale, un mouchoir sur le nez et soulevèrent la trappe. Le misérable spectacle ne les fit même pas sourciller - Un esclave de moins à Bâton-Rouge et pour nous un ballot de coton ou un fusil à système de moins pour Maître Stanislas Foäche, ils ne vont pas être contents à Saint-Malo.
- Je vous l’avais dit Cap’tain, vous avez eu la main un peu trop lourde…
- A votre avis, monsieur Maubant, demanda la Capitaine, depuis quand est-il … ?
- Sauf votre respect Cap’tain ! répondit l’autre en poussant du pied le malheureux. Rappelez-vous cette saute de vent dans les huniers, juste avant d’arriver, et le cri bizarre de ce grand oiseau bleu vers l’horizon… Ma foi, ce païen a rendu son dernier soupir à ce moment-là… »
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