Aujourd’hui je n’ai pas écrit un seul mot. Le temps était en rage, les bourrasques du Nord-est m’ont laissé tendu jusqu’au soir. Le vent hurlait farouchement ses plaintes saccadées qui claquaient au vent comme les étendards d’un régiment, toute la maison geignait.
Les arbres s’inclinaient sur la route. Sous l’horizon, les nuages bouffis dont le ciel était couvert galopaient et se cabraient dans les obliques de l’averse. Pour un peu, je me serais imaginé sur la Côte d’Opale…
Ces déplorables intempéries me ramenèrent quelques années en arrière, lorsque je pêchais au Rocher de la Vierge et sur la Pointe aux Oies, là-bas, sur le littoral du Pas-de-Calais à proximité de Boulogne. La lumière particulière de cet endroit était propice aux activités contemplatives, les ballades, la peinture, l’écriture de vagues textes destinés à garnir les tiroirs de mon bureau déjà bien encombré…
Sans parvenir à dormir et l’espace d’un souvenir devenu songe, je vois cette côte avec les yeux d’un homme épris de nature et de liberté. Et, dans les couloirs du temps qui s’étirent, je me surprends à mettre mes pas dans les pas de mon père…
Imaginez… Un bourg assoupi et ramassé près de la côte, les barques sur la plage, à l’autre bout de la baie, la silhouette d’une grue qui, par temps clair, indique le port. Dans l’intérieur, des prés verdoyants, une église farouche en dehors du village vogue sur les champs, vers la campagne. Puis, des rochers, des bancs de sable, des falaises déchiquetées, quelques vaches, de petits bateaux de pêche flottent sur le flot comme des jouets d’enfants. Enfin, au centre, dans un éventail de cafés et de boutiques, la place avec ses petites maisons basses en escale, le Bar-Tabac enfumé où les pêcheurs se retrouvent de janvier à décembre, la petite mairie rutilante avec au-dessus le ciel des mouettes qui éclaire à volonté et vous fabrique des rides même pendant la jeunesse… Voilà le village d’Audresselles, comme je le revois aujourd’hui en regardant galoper les nuages. C’était sur cette côte sauvage et belle qu’avant de revenir vivre dans la torpeur des villes, j’allais pêcher quelquefois, lorsque me prenait une envie de pureté et de solitude.
Pourquoi, à l’époque, m’étais-je échoué sur ces galets?
Pour y faire ce que je sais faire depuis toujours. Ce que je fabrique ici, flâner… Quand le vent ne soufflait pas trop méchamment, je partais me poster vers l’enclave de la Vierge, au milieu des rochers, des algues, des brisants, et j’y pêchais presque toute la marée montante. Je me trouvais alors dans cette sorte de joie et de sérénité que peut donner l’envie d’être seul, et libre… On ne peut qu’apprécier, je pense, cette parenthèse de la vie ? On ne travaille pas, on ne parle pas non plus. Tout votre esprit vous appartient, se repose, s’amuse. Nous devenons le poisson qui mord à l’appât, le poêle du café qui ronfle au rouge entre deux cognacs, la fumée dense de la pipe qui embaume, cette petite marine à dominante mauve, cette portion de crustacés, cette bière mousseuse, nous devenons tout, excepté un citadin… Oui… J’en ai ramassé sur mon rocher de ces paquets de mer qui vous rincent l’esprit…
Les jours de mauvais temps, c'est-à-dire deux cents jours par an, les rochers n’étaient pas vivables. Je me blottissais alors dans la salle basse du Café du Port, un petit café tranquille, tout odorant de marée fraîche et de vieil alcool. Là, assis à une table bancale, je me laissais gagner peu à peu par le petit côté canaille et faussement crapuleux qui régnait en ces lieux. Le patron, derrière son minuscule comptoir, était un ancien du Maroc, vague colonial au passé aussi cabossé que son front dégarni. De temps en temps, la porte s’ouvrait en grinçant, et le claquement des bottes retentissait sur le carrelage de pierre noire.
C’était un naturel qui venait avaler un petit verre de genièvre à l’abri du vent. En me voyant, il souriait, amical, et s’asseyait parfois à mes côtés, tout naturellement. Le parler vif, le verbe haut, il me considérait d’un air amusé et bienveillant.
Souvent, à la tombée du jour, la patronne me proposait de partager leur dîner. Je montai alors un petit escalier raide grimpant au-dessus de la terrasse et je m’installai paresseusement à la table d’hôtes me régalant de cette immense richesse de la mer et des rochers qui semblait aiguiser mon appétit à mesure que je mangeais.
Les habitués étaient là, me guettant de l'œil pour m’avoir à leurs tables. Il y en avait quatre, un Boulonnais et trois natifs du village, tous quatre larges, burinés, les mêmes vêtements, le même regard bleu-vert comme si l’eau du Détroit était leur berceau commun.
À la manière de s’exprimer de ces pêcheurs désoeuvrés, on pensait tout de suite à la bonne aubaine que constituait pour eux la venue d’un interlocuteur attentif. Le Boulonnais, malin et débrouillard, toujours en affaires, toujours en mer, tendait ses filets du matin au soir, pêchant certes, mais braconnant également des lapins de dunes. Il semblait toujours prêt à s’embarquer dans la bourrasque avec l’espoir de trouver le banc fabuleux de passage, celui qui faisait de vous un homme riche dont on parle longtemps au comptoir…
Les trois autres, en dehors de leurs sorties en mer, ne faisaient que traîner ; ils se plaisaient à la belote, et passaient presque tout leur temps libre dans la salle du Café du Port, ne s’arrêtant que pour commander un petit verre qu’ils sirotaient en devisant gravement…
Malgré cette tendance faussement pataude, ces compères, étaient tous quatre d’honnêtes gaillards, rieurs, francs et sans angoisse pour l’avenir, quoiqu’il dût leur paraître parfois bien pénible.
Voyez donc… Devoir parfois s’embarquer en mer par tous temps ! Eux qui ne voient que le sombre des vagues, et qui sont si joyeux lorsque c’est l’instant d’aller à terre. A la belle saison, cette grande joie leur arrive peu. Trente jours de pêche pour deux mois, voilà fortune de mer ; mais avec le gros temps, il n’y a plus de sorties qui tiennent. La houle est forte, la mer est démontée. Audresselles s’accroche bec et ongles au continent, et les pêcheurs de l’endroit restent plantés des semaines entières, quelquefois même dans la misère.
- Écoutez mon histoire, camarade ! ». Me dit un jour Fernand Vandewalle, pendant que nous buvions, « Voici ce qui m’est arrivé, il y a douze ans, dans ce même détroit où nous sommes, un jour de novembre, comme aujourd’hui – ce jour-là, nous n’étions que quatre à être sorti en mer, moi et trois patrons pêcheurs d ‘Ambleteuse. Les autres étaient restés à terre, écœurés, en panne, je ne me souviens plus…
- Je finissais de remonter les casiers, bien secoués… Tout à coup, voilà la mer qui gonfle, se voile en un instant avec une couleur bizarre, et, Allez ! Souffle la tempête, les vagues en avant. Je vais à la barre, je mets la voile en panne, je l’envergue !
- Ah ! Saloperie de saloperie ! La toile se déchire … Vous jugerez quelle angoisse. Je restai plus d’un quart d’heure devant cette damnée voile, puis, subitement une idée me vient : Attrape les avirons ! que j’me dis ! J’n’ai eu que le temps de les saisir au fond du Flobart. Maintenant le plus gros de la tempête était sur moi… Quel retour, camarade !
La pluie, la houle, toutes ces bricoles n’étaient plus que des détails. A tout instant, il me semblait que quelque chose me poussait vers les rochers affleurants. Avec ça, un froid, une horreur ! mais, vous ne m’auriez pas fait lâcher prise… J’avais trop peur de chavirer.
Pourtant, une heure plus tard, l’accalmie se fit un peu ressentir. Je pesais lourd sur les avirons, la barre coincée, le Flobart tendu à craquer, et puis vite au sec…
Malheureusement, la tempête reprit, j’ai eu beau me démener, souquer comme un galérien de misère, personne sur la mer… me voilà donc seul avec mon pauvre Flobart, et Dieu sait si j’en sortirai… J'espérais pouvoir le mener derrière le fort, un peu à l’abri, mais Bernique ! Au bout de deux heures, ce n’était plus possible… Comment faire ? Me drosser sur un banc de sable ? Attendre, encore… Le bateau était trop éprouvé, et il y a tant de rochers près de la côte. C’était misère de devoir abîmer l’embarcation. Je songeais alors à la mener dans une des anses du littoral… ça m’a pris toute la marée, ç’t’affaire ! Quelle misère ! je peux vous dire que mes paumes de main ont saigné. Tenez, camarade, encore aujourd’hui, j’en porte les cicatrices, il me semble encore avoir les avirons en mains… Je ne sais comment, je me suis retrouvé à Sangatte, j’avais dérivé sur des milles et des milles…
Pauvre Fernand ! Ses mains se crispaient encore sur des avirons imaginaires, rien que d’y penser.
Moi, pendant ce temps, j’allais regarder la mer. Le ciel déjà très sombre colorait pourtant encore le détroit, enflammant l’horizon proche. Le vent était frais, la mer devenait rose. Dans le ciel, près de la digue, une mouette passait gracieusement : c’était l’appel de la nuit qui chantait… Peu à peu l’écume de mer s’éclairait. Bientôt, on ne distinguerait plus que la crête des vagues sur les rochers noirs. Plus loin, au-dessus de Wimereux, dansaient deux rayons lumineux, vert et rouge. L’entrée du port de Boulogne était signalée.
Laissant de côté la plage, ma promenade nocturne me conduisait vers l’intérieur, et j’étais là, seul dans la nuit, sous cette grande sérénité de la nature qui m’envahissait entièrement tandis que je marchais lentement.
Mais la nuit s’obscurcissait davantage. Il me fallait rentrer. A la flamme de mon briquet, je fermais les volets, j’assurai le verrou de la grille de fer rouillé ; puis, toujours dans l’obscurité, j’escaladais une échelle de meunier qui craquait sous mon poids, et j’arrivais dans ma « chambre-atelier-bureau-fatras ». Ici, régnait la douce clarté d’une lampe tempête.
Imaginez une lampe à pétrole à mèche de coton, pendue à un solide clou de navire. Les cuivres, les étains brûlent chaudement d’une lueur fragile.
Au-dehors, la nuit, le détroit. Sur le petit balcon qui borde la maison, le sable crisse sous les pas. La charpente craque, le plancher gémit.
A la Pointe aux Oies, sur les rochers, les vagues foncent comme des béliers… par instants, le chien s’étire devant la cheminée dédaignant son écuelle.
Dans la maison paisible et recueillie, rien que le bruit du vent et de la mer, le craquement des bûches…
Ces déplorables intempéries me ramenèrent quelques années en arrière, lorsque je pêchais au Rocher de la Vierge et sur la Pointe aux Oies, là-bas, sur le littoral du Pas-de-Calais à proximité de Boulogne. La lumière particulière de cet endroit était propice aux activités contemplatives, les ballades, la peinture, l’écriture de vagues textes destinés à garnir les tiroirs de mon bureau déjà bien encombré…
Sans parvenir à dormir et l’espace d’un souvenir devenu songe, je vois cette côte avec les yeux d’un homme épris de nature et de liberté. Et, dans les couloirs du temps qui s’étirent, je me surprends à mettre mes pas dans les pas de mon père…
Imaginez… Un bourg assoupi et ramassé près de la côte, les barques sur la plage, à l’autre bout de la baie, la silhouette d’une grue qui, par temps clair, indique le port. Dans l’intérieur, des prés verdoyants, une église farouche en dehors du village vogue sur les champs, vers la campagne. Puis, des rochers, des bancs de sable, des falaises déchiquetées, quelques vaches, de petits bateaux de pêche flottent sur le flot comme des jouets d’enfants. Enfin, au centre, dans un éventail de cafés et de boutiques, la place avec ses petites maisons basses en escale, le Bar-Tabac enfumé où les pêcheurs se retrouvent de janvier à décembre, la petite mairie rutilante avec au-dessus le ciel des mouettes qui éclaire à volonté et vous fabrique des rides même pendant la jeunesse… Voilà le village d’Audresselles, comme je le revois aujourd’hui en regardant galoper les nuages. C’était sur cette côte sauvage et belle qu’avant de revenir vivre dans la torpeur des villes, j’allais pêcher quelquefois, lorsque me prenait une envie de pureté et de solitude.
Pourquoi, à l’époque, m’étais-je échoué sur ces galets?
Pour y faire ce que je sais faire depuis toujours. Ce que je fabrique ici, flâner… Quand le vent ne soufflait pas trop méchamment, je partais me poster vers l’enclave de la Vierge, au milieu des rochers, des algues, des brisants, et j’y pêchais presque toute la marée montante. Je me trouvais alors dans cette sorte de joie et de sérénité que peut donner l’envie d’être seul, et libre… On ne peut qu’apprécier, je pense, cette parenthèse de la vie ? On ne travaille pas, on ne parle pas non plus. Tout votre esprit vous appartient, se repose, s’amuse. Nous devenons le poisson qui mord à l’appât, le poêle du café qui ronfle au rouge entre deux cognacs, la fumée dense de la pipe qui embaume, cette petite marine à dominante mauve, cette portion de crustacés, cette bière mousseuse, nous devenons tout, excepté un citadin… Oui… J’en ai ramassé sur mon rocher de ces paquets de mer qui vous rincent l’esprit…
Les jours de mauvais temps, c'est-à-dire deux cents jours par an, les rochers n’étaient pas vivables. Je me blottissais alors dans la salle basse du Café du Port, un petit café tranquille, tout odorant de marée fraîche et de vieil alcool. Là, assis à une table bancale, je me laissais gagner peu à peu par le petit côté canaille et faussement crapuleux qui régnait en ces lieux. Le patron, derrière son minuscule comptoir, était un ancien du Maroc, vague colonial au passé aussi cabossé que son front dégarni. De temps en temps, la porte s’ouvrait en grinçant, et le claquement des bottes retentissait sur le carrelage de pierre noire.
C’était un naturel qui venait avaler un petit verre de genièvre à l’abri du vent. En me voyant, il souriait, amical, et s’asseyait parfois à mes côtés, tout naturellement. Le parler vif, le verbe haut, il me considérait d’un air amusé et bienveillant.
Souvent, à la tombée du jour, la patronne me proposait de partager leur dîner. Je montai alors un petit escalier raide grimpant au-dessus de la terrasse et je m’installai paresseusement à la table d’hôtes me régalant de cette immense richesse de la mer et des rochers qui semblait aiguiser mon appétit à mesure que je mangeais.
*
De cette terrasse vitrée, la vue était superbe. Je me souviens encore de la petite salle décorée de marines et de bateaux en bouteille, le sol à carreaux de grès, les chats indifférents lovés dans leurs panier, l’été, la fenêtre ouverte sur la plage, l’hiver, les embruns qui se collaient aux vitres…Les habitués étaient là, me guettant de l'œil pour m’avoir à leurs tables. Il y en avait quatre, un Boulonnais et trois natifs du village, tous quatre larges, burinés, les mêmes vêtements, le même regard bleu-vert comme si l’eau du Détroit était leur berceau commun.
À la manière de s’exprimer de ces pêcheurs désoeuvrés, on pensait tout de suite à la bonne aubaine que constituait pour eux la venue d’un interlocuteur attentif. Le Boulonnais, malin et débrouillard, toujours en affaires, toujours en mer, tendait ses filets du matin au soir, pêchant certes, mais braconnant également des lapins de dunes. Il semblait toujours prêt à s’embarquer dans la bourrasque avec l’espoir de trouver le banc fabuleux de passage, celui qui faisait de vous un homme riche dont on parle longtemps au comptoir…
Les trois autres, en dehors de leurs sorties en mer, ne faisaient que traîner ; ils se plaisaient à la belote, et passaient presque tout leur temps libre dans la salle du Café du Port, ne s’arrêtant que pour commander un petit verre qu’ils sirotaient en devisant gravement…
Malgré cette tendance faussement pataude, ces compères, étaient tous quatre d’honnêtes gaillards, rieurs, francs et sans angoisse pour l’avenir, quoiqu’il dût leur paraître parfois bien pénible.
Voyez donc… Devoir parfois s’embarquer en mer par tous temps ! Eux qui ne voient que le sombre des vagues, et qui sont si joyeux lorsque c’est l’instant d’aller à terre. A la belle saison, cette grande joie leur arrive peu. Trente jours de pêche pour deux mois, voilà fortune de mer ; mais avec le gros temps, il n’y a plus de sorties qui tiennent. La houle est forte, la mer est démontée. Audresselles s’accroche bec et ongles au continent, et les pêcheurs de l’endroit restent plantés des semaines entières, quelquefois même dans la misère.
- Écoutez mon histoire, camarade ! ». Me dit un jour Fernand Vandewalle, pendant que nous buvions, « Voici ce qui m’est arrivé, il y a douze ans, dans ce même détroit où nous sommes, un jour de novembre, comme aujourd’hui – ce jour-là, nous n’étions que quatre à être sorti en mer, moi et trois patrons pêcheurs d ‘Ambleteuse. Les autres étaient restés à terre, écœurés, en panne, je ne me souviens plus…
- Je finissais de remonter les casiers, bien secoués… Tout à coup, voilà la mer qui gonfle, se voile en un instant avec une couleur bizarre, et, Allez ! Souffle la tempête, les vagues en avant. Je vais à la barre, je mets la voile en panne, je l’envergue !
- Ah ! Saloperie de saloperie ! La toile se déchire … Vous jugerez quelle angoisse. Je restai plus d’un quart d’heure devant cette damnée voile, puis, subitement une idée me vient : Attrape les avirons ! que j’me dis ! J’n’ai eu que le temps de les saisir au fond du Flobart. Maintenant le plus gros de la tempête était sur moi… Quel retour, camarade !
La pluie, la houle, toutes ces bricoles n’étaient plus que des détails. A tout instant, il me semblait que quelque chose me poussait vers les rochers affleurants. Avec ça, un froid, une horreur ! mais, vous ne m’auriez pas fait lâcher prise… J’avais trop peur de chavirer.
Pourtant, une heure plus tard, l’accalmie se fit un peu ressentir. Je pesais lourd sur les avirons, la barre coincée, le Flobart tendu à craquer, et puis vite au sec…
Malheureusement, la tempête reprit, j’ai eu beau me démener, souquer comme un galérien de misère, personne sur la mer… me voilà donc seul avec mon pauvre Flobart, et Dieu sait si j’en sortirai… J'espérais pouvoir le mener derrière le fort, un peu à l’abri, mais Bernique ! Au bout de deux heures, ce n’était plus possible… Comment faire ? Me drosser sur un banc de sable ? Attendre, encore… Le bateau était trop éprouvé, et il y a tant de rochers près de la côte. C’était misère de devoir abîmer l’embarcation. Je songeais alors à la mener dans une des anses du littoral… ça m’a pris toute la marée, ç’t’affaire ! Quelle misère ! je peux vous dire que mes paumes de main ont saigné. Tenez, camarade, encore aujourd’hui, j’en porte les cicatrices, il me semble encore avoir les avirons en mains… Je ne sais comment, je me suis retrouvé à Sangatte, j’avais dérivé sur des milles et des milles…
Pauvre Fernand ! Ses mains se crispaient encore sur des avirons imaginaires, rien que d’y penser.
*
Nos soirées se passaient donc ainsi à causer tranquillement : la plage, le détroit, des histoires de tempêtes, des récits de contrebandes… Puis la nuit venant, le patron du café baissait le rideau de fer, éteignait les lampes, et disparaissait dans le fond de la salle. Au bout d’un moment, c’était dans tout le bourg un bruit de volets que l’on fermait, de chiens qui rentraient à la niche en aboyant, la corne de brume retentissait dans le lointain.Moi, pendant ce temps, j’allais regarder la mer. Le ciel déjà très sombre colorait pourtant encore le détroit, enflammant l’horizon proche. Le vent était frais, la mer devenait rose. Dans le ciel, près de la digue, une mouette passait gracieusement : c’était l’appel de la nuit qui chantait… Peu à peu l’écume de mer s’éclairait. Bientôt, on ne distinguerait plus que la crête des vagues sur les rochers noirs. Plus loin, au-dessus de Wimereux, dansaient deux rayons lumineux, vert et rouge. L’entrée du port de Boulogne était signalée.
Laissant de côté la plage, ma promenade nocturne me conduisait vers l’intérieur, et j’étais là, seul dans la nuit, sous cette grande sérénité de la nature qui m’envahissait entièrement tandis que je marchais lentement.
Mais la nuit s’obscurcissait davantage. Il me fallait rentrer. A la flamme de mon briquet, je fermais les volets, j’assurai le verrou de la grille de fer rouillé ; puis, toujours dans l’obscurité, j’escaladais une échelle de meunier qui craquait sous mon poids, et j’arrivais dans ma « chambre-atelier-bureau-fatras ». Ici, régnait la douce clarté d’une lampe tempête.
Imaginez une lampe à pétrole à mèche de coton, pendue à un solide clou de navire. Les cuivres, les étains brûlent chaudement d’une lueur fragile.
Au-dehors, la nuit, le détroit. Sur le petit balcon qui borde la maison, le sable crisse sous les pas. La charpente craque, le plancher gémit.
A la Pointe aux Oies, sur les rochers, les vagues foncent comme des béliers… par instants, le chien s’étire devant la cheminée dédaignant son écuelle.
Dans la maison paisible et recueillie, rien que le bruit du vent et de la mer, le craquement des bûches…
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A onze heures, le chien se pelotonne, jette un dernier regard vers mon bureau et s’endort. Avant de regagner mon lit, j’écoute le bruit des galets roulant sous les vagues, demain, je retrouverai Fernand…
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