Une aube limpide… Un regard sur la vallée de la Romanche, à cette heure précieuse où les aimables touristes, les œuvres de Frison-Roche dans la tête, songent en ronflant à la gloire éphémère d’être un premier de cordée.
Aujourd’hui, je raconte cette aventure calmement et même avec une certaine désinvolture. La mémoire est étrange, elle estompe, enjolive les points obscurs. Pourtant, à cet instant, j’ignorais complètement où j’étais ; et je jurerai qu’il en était de même pour l’étrange apparition.
Nous étions reliés par notre regard. Etait-ce ses yeux, était-ce les miens? Je sentais palpiter cette étrange cordée visuelle…
Quel massif était celui-ci ? – Je l’ignorais. L’arête derrière nous était bizarre : chaque reflet la transformait ; et de l’autre côté, il y avait le précipice. Qui déciderait du retour ? - Ni elle ni moi… Nous formions une paire sans l’avoir désiré, mais comme unis pour l’éternité.
Le cri d'un rapace, une chute de pierre, une rafale auraient dénoué le charme. N’importe quel geste ordinaire de l’un aurait délivré l’autre. Elle n’avait qu’à baisser ses yeux insondables ou siffler dans ses doigts pour appeler la tempête ! Rien à faire… Nous demeurions comme deux bagnards enchaînés avec le même harassement, les bras rompus.
J’ai alors eu la conviction qu’elle était dans ma tête depuis toujours, que les mêmes mirages se lovaient en elle, et qu’elle les acceptait. Je sentais son sang pulser dans ses artères à l’unisson du mien. Et cette symbiose même nous contraignait à la passivité : nous étions un seul organisme : je devenais elle, elle devenait moi ; elle anticipait mes gestes les plus infimes, et moi je renonçais peu à peu à me défendre.
Aucun bruit. Je connaissais à nouveau cette force du silence face à l’éloquence du vide : une impression grisante d’être omniscient. La vision de ce qui avait été et de ce qui sera. Je n’avais pas peur. je ne pouvais crier puisqu’elle n’avait pas crié…
Un moment, j’ai cru être la victime d’un banal accident de montagne et je pensais être en train de mourir, stupidement. Comme tout un chacun. Les échos lointains de la vallée me semblaient étrangers, venus d’une autre dimension.
C’est à cet instant que cette évidence s’imposa à moi : j’étais enfin convaincu que je contemplais mon propre reflet, simplement cela résonnait d'un écho différent, la vibration intense d’un autre versant de ma personnalité.
N’étais-je pas seul sur cette corniche, juché sur ce surplomb ? N’était-ce pas uniquement une hallucination due à l’altitude, le mal des montagnes ?
Je contemplai avec attention ma « partenaire » : je regardai son visage qui, pensivement, penchait sur le côté. Il me semblait que l’air ambiant devenait plus épais, la conclusion de cette rencontre était déjà accomplie…
“ Ne gaspille rien… Chaque jour est peut-être l’ultime”
Une singulière mélancolie s’était déposée sur ces mots. Nous étions séparés, irrémédiablement déliés. Nos chemins se séparaient ici et pour toujours….
*
Les sons reviennent soudainement comme lorsque l’on sort de l’eau après une longue plongée et un ciel de mercure s’enflamme derrière le pic de La Meije. Après les crêtes, le piège des crevasses et les séracs désertiques, j’étais revenu sur un dièdre coupant en deux un couloir d’avalanches.
Je me secouais alors, comme après une nuit difficile - “Ne gaspille rien…” Pourquoi pas, après tout ?
La paroi se réchauffait aux rayons de midi, il était temps de rentrer.
*
De cette course, je n’oublierai rien : le bruit du vent sur la dalle, l’éclat rose sur les massifs, cette randonnée hors du temps… Du fond du parc des Ecrins, j’avais rencontré une autre vie à défaut de réponses…
En chemin, je longeai la Romanche, torrent tumultueux, il courait, fort et clair voletant sur la roche en écume de dentelles, et son chant était doux, une étrange mélopée.
“N’oublie pas… “ le jour ultime… Ne gaspille rien… Ne gaspille rien…”
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