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jeudi 7 juillet 2022

Vertiges.


 Une aube limpide… Un regard sur   la vallée de la Romanche, à cette heure précieuse où les aimables touristes, les œuvres de Frison-Roche dans la tête,  songent  en ronflant à la gloire éphémère d’être un  premier de cordée. 

Les refuges ouvrent leurs volets comme  autant de lourdes paupières. Les guides chargent  leurs sacs de recommandations, assurent les randonneurs de leur bienveillance, et avec une immense patience  se protègent des questions superflues. Où iront-ils ? Non loin du village… Après des tours et détours, c’est un peu  un immense  jeu de l’oie pour grands enfants en liesse. Un parfum d’aventures en pochettes, comme à la télé, pour des citadins éreintés par les transports en commun, les sandwichs mous et les jeux télévisés.
Les alpages séchés au petit soleil se parent de leurs couleurs uniques  qu’on s'abstient de décrire de peur de les fâcher. Les longues digitales s’étirent, un frémissement seulement les alerte : il est temps de se méfier.  Elles pointent du pétale les cieux, comme un avertissement : Ne pas se  laisser emporter par la vanité  et distiller  sur les lèvres imprudentes le nectar funeste… À l'image de ces belles de cour aux caresses trompeuses, aux  gants empoisonnés qui tuent plus qu’elles ne cajolent.
La montagne reste inscrite dans  les yeux comme une réminiscence, toujours une image en filigrane. Pour les gens de la plaine, les passagers, elle deviendra bientôt un souvenir esquissé qui semble déjà appartenir à jadis.  Tous les poètes du monde ont su exploiter cette insouciante carte postale. Il règne, ce matin,   ce parfum minéral  avec un fond piquant que l’automne atténuera grâce à l’odeur du bois.  Septembre, sur les versants, n’aime guère l’élégance tapageuse.
Les lièvres cabriolent à tous les vents, grisés comme des noceurs ; sur les cairns , ils se chauffent le poil, ils renaissent… De blanchons immaculés ils étaient passés à une tenue estivale, plus discrète, sur les hauteurs fumantes de l’été.  Les grimpeurs calmes passent sans mouvements excessifs, à l’économie. C’est un matin d’exception. Les écailles des roches dressent leurs couleurs de reptile ; les éboulis racornis se flétrissent comme autant de mues minérales. Il fait doux sur l’Adret et, dans les failles,  se chuchotent les confidences des petits souffles de la bise  venue des sommets lumineux.
Je marche donc, débonnaire et  sans optimisme béat, quand je crois distinguer l’ombre d’un randonneur. Je lève  les yeux,  j’aperçois une femme qui marche sur la crête, furtive et aérienne, jouet bondissant dans la lueur rasante.
J’allonge le pas afin de me trouver à sa hauteur : mais cette chimère, comme pourvue d’un sixième sens, accentue sa course, de sorte que nous  demeurons éloignés l’un de l’autre.
L’aventure me divertit, je pense qu’il ne se passera pas une demi-heure avant  que nous  ne soyons complètement  isolés. Le même état d’esprit nous relie. Sans un regard, nous donnons à notre effort la même cadence, il règne une espèce d’harmonie silencieuse.
Je me dis  “Bon! Cela va bientôt cesser…”  Je pressens à son allure qu’elle fatigue : elle abandonnera donc, au premier col… Et non ? C’est donc moi qui vais changer d’itinéraire, à la première intersection je prends vers le pic de la Meije, à maligne, malin et demi…
           Plus haut au détour d’une énorme et grise moraine, nous nous retrouvons  face à face….
Alors un grand trouble s’empare de moi.
         Tout ce que je pense, je ressens  qu’elle-même le perçoit  à la même minute, et cela ajoute à ma confusion. J’ai le sentiment qu’elle me sonde et m'attire tout à la fois. Fasciné, je ne me souviens  même plus depuis quand je suis  sur cette corniche.  Je ne suis plus moi-même…
Mais elle,  n’est t-elle pas certaine que je suis  déjà sous son influence, prêt à la suivre dieu sait où ?
*

Aujourd’hui, je raconte cette aventure calmement et même avec une certaine désinvolture.  La mémoire est étrange, elle estompe, enjolive les points obscurs. Pourtant, à cet instant,  j’ignorais complètement  où j’étais ; et je jurerai qu’il en était de même pour l’étrange apparition. 

Nous étions reliés par notre regard. Etait-ce ses yeux, était-ce les miens? Je sentais palpiter cette étrange cordée visuelle…

Quel massif était celui-ci ? – Je l’ignorais. L’arête derrière nous était bizarre : chaque reflet la transformait ; et de l’autre côté, il y avait le précipice. Qui déciderait  du retour ? - Ni elle ni moi…  Nous formions  une paire sans l’avoir désiré, mais  comme unis pour l’éternité.

Le cri d'un rapace, une chute de pierre, une rafale auraient dénoué le charme. N’importe quel geste ordinaire de l’un aurait  délivré l’autre. Elle n’avait qu’à  baisser ses yeux insondables  ou siffler dans ses doigts pour appeler la tempête ! Rien à faire…  Nous demeurions comme deux bagnards enchaînés avec le  même harassement, les bras rompus.

J’ai alors eu  la  conviction  qu’elle était dans ma tête depuis toujours, que les mêmes mirages se lovaient en elle, et qu’elle les acceptait. Je sentais son sang pulser dans ses artères à l’unisson du mien. Et cette symbiose même nous contraignait à la passivité : nous étions un seul organisme : je devenais elle, elle devenait moi ; elle anticipait mes gestes les plus infimes, et moi je renonçais peu à peu à me défendre.

Aucun bruit.  Je connaissais  à nouveau cette force du silence face à  l’éloquence du vide : une impression grisante  d’être omniscient. La vision de ce qui avait été et de ce qui sera.  Je n’avais pas peur.  je ne pouvais crier puisqu’elle n’avait pas crié…

Un moment, j’ai cru être la  victime d’un banal accident de montagne et je pensais être en train de mourir, stupidement.  Comme tout un chacun.  Les échos lointains  de la vallée me semblaient étrangers, venus d’une autre dimension.

C’est à cet instant que cette évidence  s’imposa à moi : j’étais enfin  convaincu que je contemplais mon propre reflet,  simplement cela résonnait d'un écho différent, la vibration intense d’un autre versant de ma personnalité.

N’étais-je pas seul sur cette corniche, juché sur ce surplomb ? N’était-ce pas uniquement une hallucination due à l’altitude, le mal des montagnes ?

Je contemplai avec attention ma « partenaire » : je regardai son visage qui, pensivement, penchait sur le côté. Il  me semblait que l’air ambiant devenait  plus épais,  la conclusion de cette rencontre était déjà accomplie…

“ Ne gaspille rien… Chaque jour est peut-être l’ultime”

Une singulière mélancolie  s’était déposée sur ces mots. Nous étions séparés, irrémédiablement déliés. Nos chemins se séparaient ici et pour toujours….

*

Les sons reviennent soudainement comme lorsque l’on sort de l’eau après une longue plongée et un ciel de mercure s’enflamme derrière le pic de La Meije.  Après les crêtes, le piège  des crevasses et les séracs désertiques, j’étais revenu sur un dièdre coupant en deux un couloir d’avalanches.

Je me secouais alors, comme après une nuit difficile - “Ne gaspille rien…” Pourquoi pas, après tout ?

La paroi se réchauffait aux rayons de midi, il était temps de rentrer.

   *           


De cette course, je n’oublierai rien : le bruit du vent sur la dalle, l’éclat rose sur les massifs, cette randonnée hors du temps… Du fond du parc des Ecrins, j’avais rencontré une autre vie à défaut de réponses… 

En chemin, je longeai la Romanche, torrent tumultueux, il courait, fort et clair voletant sur la roche en écume de dentelles, et son chant était doux, une étrange mélopée.

“N’oublie pas… “ le jour ultime… Ne gaspille rien… Ne gaspille rien…”

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Au commencement…

Un bruit se fit entendre dans le sous-bois, peut-être était-ce une branche. Son craquement sec et sonore piqua la curiosité de l’animal. Pui...