« Le destin mêle les cartes et nous jouons »
31 décembre 2031. Un hiver banal, semblable à des milliers d’autres. L’air vif et transparent transforme en film technicolor les différents emplacements aménagés pour la transition. Des nuées de techniciens parcourent le tarmac, des véhicules de toute nature filent sur le béton. Dans le Noyau, les Omniscients sont fébriles à mesure que s’annonce le Transfert.. Presque 00 H 00, un cycle de plus s’achève. Dans quelques instants, ce serait l’immobilisation totale, les machines, les hommes, le vent même, tout serait figé – dans quelques instants commencerait le Transfert.
Assis dans l’appareil, Wenten Possum Tjapaltjarri parcourt du bout des yeux une série d’écrans de contrôle, ajuste les derniers paramètres nécessaires à la projection en cours. La check-list achevée, il lève les yeux vers le chronomètre. C’est le moment. Il se cale avec un soupir, et s’installe confortablement tout en ayant une pensée pour son père qui l’attend, là-bas… A la frontière de la Tasmanie. Puis concentré, il place ses membres inférieurs et supérieurs dans les alvéoles du siège et ferme les yeux. Les chiffres de l’heure inéluctable s'inscrivent en hologramme sur la verrière.
00 H 00… Transfert…
Le visage du monde a changé depuis la première décennie du 21ème siècle et la terraformation de la planète Mars par la Chine. L’empire Céleste a déconcerté le reste de la planète, en lançant la première, ses vaisseaux vers la planète rouge.
Et puis la technologie du Transfert révolutionna les voyages dans l’espace. La translation n’était plus du domaine de la physique, mais ce n’est guère le moment d’une explication, peu nécessaire, d’ailleurs… L’innovation la plus marquante de la Nouvelle République Populaire de Chine fut d’associer à son essor spatial la plupart des pays neufs. Ces nations qualifiées de sous-développées au siècle précédent.
Le choix du docteur Wenten Possum Tjapaltjarri n’était d’ailleurs pas totalement gratuit. Outre ces fonctions de Cryptozoologue, il était le plus apte à résoudre le fait inexplicable qui troublait la plupart des gouvernements…
*
Le Transfert nécessite un relais sur la lune. Un calcul précis des données est recommandé. L’astre de la nuit avait été la première phase d’une conquête qui semblait se révéler exponentielle. La lune cachait une partie importante de sa surface aux observateurs terrestres. Ceci était dû au fait que le mouvement de rotation qui l’animait se produisait dans le même sens, et dans le même temps que son mouvement de révolution autour de la terre. Cette synchronisation des périodes de rotation et de révolution n’était pas le fruit du hasard, mais résultait en fait de l’action des forces des marées depuis la création du système Terre-Lune.
Il a fallu attendre les années soixante du siècle précédent pour que la partie cachée se révèle enfin sur Les clichés, grâce aux sondes soviétiques Luna et américaines Lunar Orbiter. Sur cette face, les cratères y sont extrêmement abondants et atteignent une taille extravagante.
Le radio télescope de Nobeyama au Japon avait décelé une anomalie majeure dont l’origine se trouvait à peu près au centre du cratère de Korolev. Une modulation flûtée émanait du nord-est du cratère, et s’étendait sur l’ensemble des 440 km qui constituait le diamètre de cette zone mal connue. La destination de la modulation avait été clairement définie à la surface de la terre : coordonnées, 25° 21’ S 131° 05’E, Uluru… Autrement dit Ayers Rock, un immense rocher au centre de l’Australie dans le Territoire du Nord. Situé près de la petite ville de Yulara, à 400 km d’Alice Springs. Deuxième plus grand monolithe du monde, avec ses 348 mètres, il était composé de grès incrusté de minéraux comme le feldspath et de particules de fer oxydées, sa couleur rouille à l’aube ou au crépuscule était hallucinante. C’était un rocher sacré pour les Aborigènes d’Australie, lieu de sources, mares, cavernes et peintures rupestres. Point central de la spiritualité Anangus, royaume du serpent arc-en-ciel Yurlungur. Lui qui dormait dans l’un des bassins du sommet…
Le docteur Wenten Possum Tjapaltjarri cryptozoologue, spécialiste du Transfert possédait cette particularité : il était le premier voyageur de l’espace d’origine aborigène. Pouvoir lui était donc accordé pour découvrir une explication plausible au chant du cratère…
01 janvier 2032 – Cratère de Korolev –Face cachée de la lune.
La sensation était neuve, la solitude… Il y avait des mois qu’il n’avait pas pensé à cette solitude. Ce recueillement où il avait trouvé des centaines de questions bien souvent sans réponses. Il avala lentement sa salive et nota que son organisme réagissait favorablement. Il continuait d’évoluer rapidement dans le cratère, le petit véhicule à coussins métalliques, manipulé avec précaution, avançait sans heurts, tandis que le projecteur blanc jalonnait son périple.
Il scruta l’horizon proche. Enfin, ce qui ressemblait à un horizon et fut pris d’un trouble obscur. “On se calme, on reste positif, il se peut que je sois stressé”. Trop de tension nerveuse. Le mental est une mécanique fragile, n’est-ce pas ? Il pouvait s’enrayer au moment où l’on s’y attendait le moins.
D’un mouvement souple, il déploya l’antenne du détecteur. “Si je perds le signal, se rassura-t-il, je n’ai qu’à naviguer à vue, je ne dois plus être très loin, la modulation est de plus en plus forte. Je me dépêche de prospecter, sereinement, j’appelle la base Mandela et…” Le regard de Wenten se figea sur l’avant, à dix heures par rapport à sa position.
Un bourdonnement sourd résonna dans son casque. “Je ne vois pas cela… Non… Je ne vois pas cela…”
Sur le bord intérieur du cratère, à quelques mètres d’un amas rocheux, une structure complexe et organisée se détachait du fond ocre pâle. Wenten se souvenait de ses notes, le contenu de ce cratère avait été photographié par Lunar Orbiter le 24 novembre 1966. La superficie était large comme la moitié d’un terrain de football . Si ce n’était pas une illusion d’optique, comment expliquer l’existence d’une sorte de cylindre planté, distinctement dans la paroi du cratère et incliné vers le ciel ? Il n’existait aucun arbre sur la lune, encore moins de végétaux géants. Quel phénomène naturel avait pu faire surgir cette structure d’un sol inerte et relativement récent fait de matériaux non consolidés mais solides ?
L’extrémité du cylindre et l’extrémité de l’ombre correspondaient à l’alignement des rayons solaires. L’entrée haute de l’artefact était bien éclairée, alors que vu sa position il devrait être dans la pénombre du cratère, le côté non exposé au soleil était plongé dans les ténèbres. Sur la partie médiane de l’objet on distinguait une zone de couleur différente. Un ancien astronaute, probablement Stuart Rosa, avait déjà vu un phénomène lumineux à la surface de la lune, mais là… La modulation était très puissante, énorme, à la limite du supportable.
Alors que Wenten se trouvait à quelques mètres de l’orifice d’entrée du cylindre, l’onde sonore se fit de plus en plus basse. En un decrescendo lancinant et infiniment lent…
Et puis, d’un coup, le silence se fit…
01 janvier 2032 – Cratère de Korolev – Entrée de l’artefact.
Wenten Possum Tjapaltjarri comprit à cet instant qu’il était devenu fou. Il se trouvait devant l’entrée d’un tunnel. Plus exactement, le seuil d’un passage, énorme, gigantesque, l’orifice d’une galerie large de plusieurs centaines de mètres. Un tunnel qui s’ouvrait sur… Une galaxie? Enfin ce qui ressemblait à un autre espace…
C’est à cet instant que la voix ou l’écho d’un langage résonna en lui.
Était-ce une langue, des paroles… Où l’émotion pure d’une pensée douce, tempérée, infiniment sage et calme ?
- Tu es venu? Wenten Possum.
Le propos ne réclamait aucune réponse… D’ailleurs répondre à quoi ? À qui ?
- Je peux déjà te dire que Grand-père Kngwarreye va bien ! Il est à la pêche.
L’évocation de son père acheva de le déconcerter. Tout ce voyage pour s’entendre donner des nouvelles de sa famille. C’était complètement dingue… Il lui vint à l’esprit les seules questions possibles et raisonnables qui pouvaient s’imposer en pareil cas.
- Qui êtes-vous ? ou plutôt qu’êtes-vous ? Que voulez-vous ?
- De toutes les créatures, l’homme de la terre, enfin ce que vous nommez la Terre est le plus curieux. Nous sommes, nous avons toujours été, et nous serons toujours. Ne te torture pas à envisager ce qui ne peut être mis en équations. Dis-toi simplement que tu as été choisi. Parce que ton peuple est le plus proche de la vérité, enfin de ce vous nommez la vérité. Tu es Aborigène avant d’être scientifique. La spiritualité Aborigène reconnaît la puissance et le caractère secret du monde naturel. Les Aborigènes considèrent que tout ce qui est dans la nature a un esprit, y compris le feu, les rochers et les arbres. Pour vous, le monde à l’origine était gris et uniforme, un peu comme ici. Des créatures émergèrent alors d’un monde souterrain ou céleste puis, en se déplaçant vers la terre, créèrent les montagnes, les vallées, les rivières et toutes les créatures vivantes, ce fut la période du temps du Rêve, où vous peuple Aborigène vous êtes apparu. Ce travail accompli, les Ancêtres de la création se retirèrent, mais ils veillent toujours comme les forces pouvant intervenir dans la vie des êtres et influencer les éléments.
Wenten réfléchit, la structure était trop formidable pour être d’origine humaine, et il s’effraya de la puissance que dégageait le cylindre, de l’autre côté, des étoiles inconnues brillaient et des constellations abritaient des lois différentes de l’espace naturel connu, c’était autre chose…
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Que tu deviennes un élève attentif. Depuis quelques décennies, votre technologie vous fait toucher du doigt des domaines inconnus. Bientôt, dans quelques siècles... Vous atteindrez la puissance de ce que vous nommez des dieux, ce n’est pas sans risques. Il vous faut apprendre, et tu sembles le plus qualifié pour cette mission. Accepterais-tu de nous rejoindre ? Pour un temps. Il ne dépend que de toi…
Wenten considéra la formidable porte, curieusement une grande quiétude l’avait envahie, ses origines ethniques et sa formation de scientifique lui dictaient sa conduite, et le ton bienveillant du message le rassurait. Pendant un instant, il se souvint de l’homme qui, des décennies auparavant , le 21 Juillet 1969 à 2 h 56 min 15 s UTC avait été confronté lui aussi à un choix ultime… C'est un petit pas pour un homme, mais un bond de géant pour l'humanité…
Une nouvelle aventure allait débuter pour l’humanité, Wenten Possum Tjapaltjarri inspira un grand coup et, faisant un nouveau pas en avant, dit plus prosaïquement :
- Allons-y…
La modulation se fit de plus en plus ample, dépassant les limites de l’univers connu. Le signal retournait enfin définitivement vers la terre, étrange vibration, longue, prenante, absolue.
01 janvier – Parc d’Uluru-Kata Tjuta – Monolithe d’Uluru – Centre de l’Australie.
Grand-père Kngwarreye était au pied du rocher sacré, son ascension était vivement déconseillé à ceux qui souhaitaient respecter les croyances. Il n’éprouvait aucune crainte pour Wenten, il savait que là où il se trouvait il était en sécurité. La modulation vibrait dans l’air ambiant, au sommet flamboyant d’un rouge somptueux, le bassin où dormait Yurlungur, le serpent arc-en-ciel irradiait d’une lueur irréelle.
Sur la face cachée de la lune, une porte venait de se refermer, elle serait de nouveau ouverte dans 18 années terrestres. Dans le ciel l’astre de la nuit semblait multiple. Les scientifiques blancs disséqueraient la singularité, considérée comme possible. Le phénomène de parhélie peut aussi faire apparaître plusieurs lunes, particulièrement lorsqu’elle se trouve près de l’horizon. Ce phénomène n’a toujours pas reçu d’explication définitive… Mais rien dans cet univers n’était définitif et grand-père Kngwarreye le savait très bien, il convenait pour l’instant aux hommes de cette planète d’ignorer ce qui se passait sur la face cachée de la Lune. Grand-père Kngwarreye soufflait doucement dans son didgeridoo à l’unisson avec l’étrange modulation…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire