Récit d’un peintre flamand
À cette époque lointaine, je prenais pension chez maître COQUELAERT. J’aimais déambuler des jours entiers dans les venelles de Bruges sans me lasser, guidé par mon ami Savinien et par mes pinceaux. De temps à autre, le capitaine de la Poudrière passait à notre logis pour y déguster un flacon de vin vieux ou, alors je recevais quelques bonnes amies de la cité bourgeoise. Pour mon malheur, c’était de prudes matrones, silencieuses à force de dévotions, ayant fort peu le goût du badinage et ne sachant pas d’autres vérités que celles inculquées par l’évêque. Ces vérités, il faut bien l’avouer, étaient forts raides et sinistres comme le col empesé de ces championnes de la vertu.
Aussi, chaque trimestre, lorsque je voyais cahoter, sur la route de Gand, la verdine de TAZARI apportant les nouvelles du monde extérieur, et que j’apercevais, courant à ses côtés, les trois charmantes filles du bohémien et l’éclat de son bonnet rouge, j’étais enchanté. Je me faisais raconter les histoires des provinces environnantes, les alliances, les bruits de guerre… Mais je dois le confesser, ce qui me plaisait le plus était de contempler le minois des trois donzelles. Un clair de lune n’était pas plus joli que ces fraîches pucelles, les plus agréables visages à vingt lieues aux alentours…
Sans vouloir trop me mettre en évidence, je leur demandais, faux candide, si elles voyageaient souvent à l’étranger, en France par exemple, ou si elles connaissaient les cités d’Italie. A ceux qui me jugent sur ces badinages , moi misérable apprenti de maître COQUELAERT, je rétorquerai que j’étais âgé de dix-sept ans et que ces diablesses étaient ce que j’avais contemplé de plus joli dans ma courte existence.
Or, un vendredi de la semaine de Pâques où je flânais près de la porte Nord, il se trouva qu’elles n’arrivèrent point. Matines sonnait déjà et je me dis « c’est par la faute du blocus du Roy de France ». Dans l’après-midi arriva un gros équipage de soldats espagnols. Je pensais donc que le père TAZARI n’avait pu se mettre en route, empêché par les préparatifs de la guerre imminente qui s’annonçait à l’horizon. Enfin, sur le moment des vêpres, le soleil étant plus bas sur l’horizon, je vis parmi le déploiement des troupes et le fourmillement des cavaliers casqués, la guimbarde du bohémien, aussi brinquebalante qu’à l’accoutumée. Malheureusement, nulle donzelle ne l’accompagnait. C’était uniquement notre vieil homme au chapeau rouge, marchant tranquillement parmi les escadrons et les officiers emplumés, tout content d’arriver à la ville et de pouvoir s’y reposer.
La guerre était proche, les filles en sécurité chez des amis de sa tribu. Le vieil homme m’apprit tout cela en buvant une chopine. Il n’arrivait que ce soir car en chemin, il avait eu maille à partir avec la soldatesque soupçonneuse. A le voir si gaillard, avec son bonnet à grelots, son gilet de moutons et ses bottes de cuir de Cordoue, il avait plutôt l’air d’être épris d’une riche veuve que d’avoir bataillé son passage dans les chemins boueux. Ah ! Le finaud vieillard ! Ses yeux ne faisaient que luire de me contempler. Il était vraisemblable que je n’en saurais pas davantage. Parfois, le soir, quand les chevalets étaient rangés dans l’atelier et que je descendais souper à l’office, maître COQUELAERT nous contait les légendes qui couraient sur les bohémiens, mi-magiciens… mi-charlatans… Et maintenant, que le vieux TAZARI était là, devant mes yeux, je n’étais pas loin de penser que mon maître avait raison.
Quand il eut vidé son verre, TAZARI se mit à regarder anxieusement autour de lui. Soulevant légèrement le rabat de cuir du sac qui pendait à son côté, il brandit une fiole, observa mon attention, la déboucha et en répandit quelques gouttes sur la table. Tout cela l’amusait prodigieusement.
- Alors, te voilà bien perplexe, mon pauvre apprenti ? Comme je te vois languir de savoir ! Sais-tu ce que c’est ? Non, bien entendu… A ton avis ?
Me vint aussitôt l’envie de lui rétorquer :
- Me prenez-vous pour l’un de vos chalands crédules ?
Mais, ma curiosité était si forte que je ne pouvais pas seulement prononcer le moindre mot. Je voyais bien qu’il s’amusait de mon trouble et que ce sacripant jubilait en son for intérieur de retarder le moment de me dévoiler ses tours.
- Petroleum… L’huile de pierre, ceci en est un esprit raffiné… Je l’ai obtenue à un Perse pour son poids d’or, c’est un liquide fabuleux.
En me parlant, il avait l’air ému, l’œil brillant et la lippe humide transformant son visage en une apparition fantastique.
- Ecoute, Jeune apprenti : ce distillat mélangé à des poudres superbes que je t’ai apporté : safran de chine, terres merveilleuses de Mongolie, te permettra d’avoir un liant, une texture et un éclat non encore égalés. »
- L’huile de lin existe fort bien à ce jour d’aujourd’hui ? »
- Oui, mais non la brillance que t’apportera ceci, tiens ! Prends et ne me remercie pas, tu me remercieras lorsque tu seras devenu toi-même un grand et puissant maître. Salut ! Apprenti !
Et le voilà envolé, emportant ses récits fabuleux…
Tandis qu’il disparaissait par une étroite ruelle, il me sembla que les objets trônant sur la table me disaient déjà les merveilles qui allaient s’accomplir. Je les contemplais longuement, et, jusqu’à la fin de cette nuit, je restai comme abasourdi, n’osant rêver davantage de peur de faire pêché d’orgueil.
Vers l’heure rose et mauve des matines, comme la lumière de la plaine commençait à se couvrir d’or et que les bourgeois se pressaient, devisant de draps et de transports en se rendant à l’hôtel des Echevins, j’entendis qu’on m’appelait d’une fenêtre près du canal. Je vis apparaître notre bohémien, non plus énigmatique, ainsi que la veille, mais souriant et joyeux d’aise, de contentement, de bien-être. Il semblait qu’au bas de la rue, il avait retrouvé la veuve en question, et qu’en voulant chercher un logis, il avait trouvé l’amour. Le piquant, c’est que la dite commère, n’était en fait pas veuve du tout, c’était la femme d’un négociant naviguant pour l’heure vers le Portugal.
Cette idée de vivre en sédentaire amusait énormément le vieux galopin, surtout grâce à la belle humeur de son hôtesse. Moi, je trouvais cette idée neuve plutôt téméraire :
- En vérité, maître TAZARI, le prévôt vous fera pendre !
Diable de bohémien… Ce n’est qu’un mauvais tour de plus à votre actif ! Je montai vite le rejoindre dans sa mansarde. J’apportai avec moi, un chapon rôti et une bouteille de vieux madère.. Mais notre ami ne songeait ni à se désaltérer, ni à se restaurer, et à considérer la question qui se dessinait sur ses lèvres, je n’avais plus guère faim, moi non plus. Cependant le jour était au zénith. Il ne restait plus sur la plaine des Drapiers qu’une auréole d’or, un soupçon de topaze aux yeux des dentellières. Je voulus que notre repas se passât dans la joie. Ayant étendu sur la table de chêne une belle nappe toute blanche, je l’invitai à festoyer, et j’allai m’asseoir à l’autre bout…
La Vierge m’est témoin que malgré l’angoisse qui m’étreignait le ventre, aucun pacte diabolique ne fût signé, rien qu’une immense envie de peindre dans ce coin de cité, tout près de la cathédrale qui nous regardait vivre. Le soleil éclairait les canaux les multipliant en une multitude d’exemplaires – comme si mille soleils de Bruges – donnaient de rouge reflets. Jamais le ciel ne m’avait paru si âpre, les tours si pointus…
Tout à coup, le pinceau retomba et le vieux TAZARI recula. Il ne pouvait pas y croire, les reflets faisaient chanter la toile en séchant ou claquaient dans les tons. Il disposa le châssis à la lumière. Voyant cela, je lui posai la main sur l’épaule, j’attendais son avis, et nous restâmes debout l’un près de l’autre, sans parler. Si vous n’avez jamais imaginé la perfection, vous ignorez qu’à l’image peinte, un mélange de lumières se substitue dans l’harmonie et la paix. Alors les teintes chantent bien plus vives, des drapés s’envolent attirés vers les ombres. Toutes les nuances de l’huile vont et viennent librement, et il y a dans la matière des épaisseurs, des changements imperceptibles, comme si l’on découvrait la profondeur s’amplifier, le paysage reculer. Au jour, c’est la vie toute bête, mais sur la toile, c’est la résurrection des choses inertes. Lorsque nous ne possédons pas la clef de ce mystère, c’est effrayant… Aussi notre vieux bohémien était tout tremblant et serrait ma main fortement. Un temps, le cri d’un rameur, parti du canal qui coulait au bas de la venelle, monta vers nous en chantant. Au même instant, le soleil roula par-dessus l’horizon dans la direction du couchant, comme si la toile que je venais de peindre portait ombrage au seigneur du jour.
- Qu’as-tu accompli là ? Mon fils ? » Me demanda TAZARI à voix basse.
- Les soleils de Bruges, compère ! » Et je fis le signe de la croix…
Il se signa également, faisant aussitôt de la main, des cornes dans le dos, resta un moment pensif… Puis, il me dit :
- Mon fils, tu ne dois montrer ce tableau à personne, tu risques le tribunal de l’Inquisition, ne penses-tu pas qu’il faudrait le détruire ?
- Nullement, vieil homme. Ici, nous vivons en dehors des grands courants, et nous ignorons tout de ce qui se passe en Italie et vers la Perse ! »
Il regardait toujours l’huile fraîche, le menton dans la main, entouré de lumière comme une image céleste.
- C’est prodigieux ! Criant de vie ! Jamais je n’ai contemplé si prompt et si bel ouvrage… Tu pars, apprenti ? »
- Mais oui, TAZARI… Je pars à l’instant chez mon maître COQUELAERT. Il doit de rendre demain chez le Bourgmestre. Il lui offrira le tableau, ma foi, quelle belle carte d’introduction. Avec ses pouvoirs, ce sont les mannes de la ville qui vont me tomber dessus. On me nommera peintre officiel de la place et je travaillerai sur le même pied d’égalité que le vieux maître !
- Malheureux garçon ! C’est au bûcher que tu iras !
- Mais non, pauvre vieux fou ! »
Mais comme j’essayais de lui expliquer les détails de ma future notoriété. Je vis passer dans le regard de mon vieil ami, quelques mélancoliques pensées. Mon tableau sous le bras, je dévalais l’escalier.
*
La verdine roulait vers LILLE, en chemin, nous rencontrâmes d’importants corps de troupes.
Installé à l’avant, je réfléchissais aux conditions de mon départ. La veille, mon arrivée chez maître COQUELAERT s’était soldée par des lamentations et des plaintes sur la durée de mon absence. A la vue du tableau, le vieil artisan s’était précipité chez les échevins en m’accusant de pactiser avec le malin.
Le capitaine de la Poudrière parti pour me poser les fer était l’un de mes amis. Futé, il se trompa délibérément de quartier ce qui me donna l’occasion de rejoindre TAZARI et de fuir les tortures de l’Inquisition.
Nous roulions vers l’aventure, l’un pensant à sa bonne fortune laissée à BRUGES, l’autre à son avenir à FLORENCE.
Le tableau était tapi au fond d’une malle chez l’échevin, il resterait enfermé là, encore de longues, très longes années…
Lille, le 20 novembre 2004
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire