Dans la salle, le public hurle. La bile écumante aux lèvres car on ne donne la gloire qu’aux puissants, bien plus par lâcheté que par respect.
Le petit homme brun regarde ces visages durs et rubiconds – sont-ils bien humains ? – ces exaltés frénétiques.
C’est une grande misère que d’être abandonné sur les planches, perdu dans les dédales et les méandres du théâtre et subir ces rudes avanies, amers quolibets qui sont le pain quotidien des acteurs sans talent…
Capitano ne comprend rien à ce chahut, à ces gens fort avinés et si cruels. Il ne fallait pas espérer gagner un seul liard aujourd’hui ! C’était jour de potage de courants d’air : plutôt ignorer sa faim que de penser combler son appétit dans la chaude salle d’une auberge.
C’était l’instant féroce.
Parvenu en bout de scène, côté cour, le comédien à présent s’y accroche de toutes ses forces : Fin de l’acte… Tant mieux !
C’était le martyr périssant dans l’arène hilare ; c’était la Gorgone dévorant en un borborygme sa proie, et les rires gras déchirant l’artiste qui halète : c’était la mise à mort, le sable gorgé de sang…
- Tu as entendu ? Demanda Colombina effrayée par sa propre voix.
- Oui, répond calmement Lelio.
- Que va-t-on faire ?
- Se sauver, ma belle, décamper, sans demander notre reste…
Ils avaient passé une année funeste et n’aspiraient qu’à retourner à Paris, peut-être que Jean-Baptiste consentirait à leur écrire de nouvelles pièces.
- Pantalone manque cruellement… Soupira encore Lelio… Pourra-t-on un jour le remplacer ?
Avec soulagement, la troupe voit le rideau tomber.
*
«… Le corps du pauvre croquant a été transporté à la Prévôté. Aucune piste, aucun indice : sommes-nous en présence d’un acte de sorcellerie ? »
- Je le penserais volontiers ! Bougonne-t-il, et il rote en repoussant son assiette.
Il s’était promené toute la journée : cet homme qui venait d’en poignarder un autre, s’était enfin arrêté au cabaret. Cela rachetait les mois entiers qu’il avait consacrés à préparer sa vengeance. Bu comme une outre ! Et il digérait maintenant tout calme, tout serein, parmi l’agitation de la troupe. Serein, mais sans égal, nanti de tout le talent possible, sans ombrage ni rivalité grossière, et attaché à plein temps à la Compagnie Gozzi pour le restant de ses jours : une occasion magnifique ! Dommage qu’il ne puisse s’en ouvrir à personne. « Me voilà premier rôle ! pensa-t-il en riant, Arlecchino l’unique… » C’était un peu rapide, mais il s’était convaincu sans efforts du contraire.
Repu et satisfait , il descend dans la salle afin de répéter : « Un grand rôle pour commencer une nouvelle existence… » Mais quand ses lèvres prononcent le début du monologue, il sent une sueur froide se déposer sur lui avec la certitude qu’il ne pourra jamais mémoriser le texte.
- Cette pièce ne vaut rien ! hurle-t-il malgré lui.
- Mais elle est de Jean-Baptiste, enfin…
Remâchant son ressentiment à l’égard de ce bellâtre qu’il a toujours détesté, il pense - Dieu sait pourquoi ! - à Pantalone «… Le corps du pauvre croquant a été transporté… », Son pauvre souffre-douleur, toujours persécuté… Et en quittant la scène, il s’enveloppe frileusement dans sa cape.
Le soir, alors que, fidèle à son habitude, il pérore dans les coulisses, il aperçoit une jeune première assise sur un strapontin, un minois qu’il n’a jamais rencontré auparavant. Il s'avançe, fanfaron vers les travées, prend place à côté d’elle et lui chuchote à l’oreille :
- Vous avez, belle enfant, je crois, l’emploi d’Isabella…
- Ma foi, Monsieur, je ne vous…
- Quoi donc ma toute belle ? Il faut en passer par moi dans ce théâtre…
- Monsieur, je suis nouvelle ici et je ne connais pas les usages…
Ils causèrent de l’Italie, de Paris, des troupes de la cour, des fêtes du roi l’autre été, des intrigues des puissants, de la protection de Monsieur, le frère du souverain… Il se vante comme on lorsque l’on pense tout haut : c’est à la fois pitoyable et pénible, niais et ridicule. Elle écoutait avec défiance et circonspection.
- Pourquoi vous aurait-il narré tout cela, disait-elle ? Et pourquoi à vous ?
- Mais qui donc ? Demanda-t-il interloqué…
Et brusquement il saisit que c’est le pauvre croquant : la victime, le martyr, le sinistre Pantalone, le préféré de Monsieur, l’adulé des foules - Le cadavre qui parle , « Je me dénonce ! » pense-t-il affolé et il prend le large.
À partir de cet instant, il a la certitude que plus jamais il n’aura un rôle, une tirade, une seule envolée qui sera sienne. Le pauvre croquant… se nichait en lui. « Un acte de sorcellerie », mais où était l’assassinat ? L’autre continuait de jouer son rôle : il s’était contenté simplement d’endosser son propre corps comme un nouveau costume de scène…
Malheur ! Pantalone était devenu Arlecchino, mais qu'était devenu Arlecchino ? C’étaient donc ses souvenirs à lui, ses rôles, ses amours, ses espérances, ses ambitions, ses peurs que sa victime pénétrait en riant ?... Craignant d’en dire trop, de se révéler : comment jouer, rire, faire des cabrioles et des rodomontades, quand la moindre confidence pouvait trahir ce forfait dont les juges du Comté recherchaient l’auteur depuis des semaines. Il sentait la présence des archers partout, et partout les compagnons de l’infortuné Pantalone qui allaient le conduire au bourreau : « Cette manière de danser sur scène, de bondir, de saluer le public, c’est lui, Le pauvre croquant…”
Mais cette présente torture ne fut très bientôt qu’un désagrément bien doux. Jusqu’à présent, les deux rôles avaient cohabité dans le même corps, celui du terrible Arlecchino. Mais cela ne pouvait durer et il y eût bataille. C’est que Pantalone voulait continuer de briller sous les feux de la rampe ! Vivre et s’ébattre… Arlecchino, le meurtrier, voulait vivre, jouer, respirer lui aussi. Ce fut terrible, le public ne comprenait plus rien à la sinistre et sanglante pantomime…
Un seul acteur en scène et deux rôles effroyables, au milieu de l’intrigue, le comédien s’empoigne la gorge et semble vouloir s’occire lui-même.
Quand arrive le matin, Arlecchino a la tentation de sombrer dans une folie définitive et de mettre le feu au théâtre, réduire en cendre Comédie Tragédie et toute la troupe dans un bouquet de flammes salvatrices et libératrices…
Dès Potron-minet, la sentinelle de la Prévôté voit cet énergumène frapper à la poterne avec la fureur d’un démon, galoper d’une salle de garde à l’autre, demandant à voir le corps du pauvre croquant… S’arrêtant enfin devant la dépouille du malheureux Pantalone, il le saisit aux épaules…
« Te voilà, hurla-t-il… Tu m’as toujours soufflé mes rôles ! Tu m’as toujours supplanté… Et tu continues, ah… Cesseras-tu ? Cesseras-tu ? »
Tel un dément, Arlecchino, au grand dam des archers, se rue dans l’escalier de la tour.
Arrivé sur le chemin de ronde, il grimpe sur le parapet, et dans un immense éclat de rire se jette sur le parvis du marché…
*
Assis sous le porche d’une auberge, un grand homme noir aux gants rouges considère la scène tragique avec un rictus… Portant un gobelet de vin à ses lèvres, il trinque à la santé d’Arlecchino qui allait connaître les joies du brasier…
Satan peut parfois se révéler un gai compagnon… Faire de la victime d’un crime le témoin à charge, voilà qui possédait tout son sel…
Pourquoi me direz-vous? Et bien parce que Satan est comme tous les bons artisans, il déteste la concurrence…
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