Jeu de lois…
Comme les chiffres sont étranges… Regardez, ce cher Georges Littlefeet… Il écrivit 18 volumes de poèmes, fut diplômé à 18 ans, se maria 18 ans plus tard, enseigna à Harvard pendant 18 ans, et mourut le 18 mars…
Lancer des dés… 6ème case… Le pont… (Première difficulté…)
La sonnerie du téléphone le tire de sa rêverie et résonne interminablement dans sa tête douloureuse. Il se gratte le menton, faisant crisser le poil bleu et serré qui semble constitué de métal organique. Un jour blafard de petit matin passe sous la porte du bureau. Il pose ses lunettes épaisses sur la table et se frotte les yeux, ils sont rouges et larmoyants, comme d’habitude… Les mots dansent sur la feuille d’épreuves en une folle sarabande…
« Après Perth, les îles ressemblaient à l’Eden – mais un Eden, hélas non seulement vierge de calvinisme et de capitalisme et de taudis industriels… C’était le paradis, mais ça n’allait pas, ça n’allait pas… »*
Aldous est fatigué… Depuis bien longtemps, depuis son dernier discours à la California School de San Francisco… Ses paroles ont porté bien plus loin qu’il ne l’aurait désiré, d’ailleurs. « Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir… »
Que le ciel et les dieux ou l’avenir , peu importe, lui prouve qu’il s'est trompé, oh ! oui… Fasse que tout cela soit faux !
Depuis qu’il a reçu la lettre de l’hôpital, il dort mal. Il se réveille à de nombreuses occasions au cours de la nuit avec des élancements dans tout le corps, le souffle bloqué et le front en sueur. En attendant le retour du jour. Il se retourne dans son lit, prisonnier de son corps douloureux comme d’une geôle infernale, haletant et endurant la chimère qui lui déchire la gorge d’une infinité de coups de griffes. Ainsi les harpies existent réellement, elles portent un nom scientifique : mutations cellulaires au niveau des voies aéro-digestives supérieures… Ongles pointus et dents voraces…
Lancer des dés… Treize cases plus loin… L’Hôtellerie… Le voyageur éreinté…
Laura sourit par habitude, pour chanter victoire sur une nouvelle nuit, d’un air attendri.
Lorsqu’elle est montée, il a remarqué la pâleur de son teint et la voussure des épaules.
Le bureau semble transformé en refuge par l’influence bénéfique de son épouse. Rien de méchant ne pourra l’atteindre tant qu’il restera dans cette pièce. Il s’efforcera encore aujourd’hui de préparer ses cours sur les « potentialités humaines » à l’institut Esalen. Cela devient chaque fois un peu plus difficile… Oh ! Certes, il connaît les signes avant-coureurs. Il se targue de faire front aux Harpies, tant que le soleil brille. Le soir devra attendre. Il reprend les épreuves de « L’Île », le roman sur lequel il travaille en ce moment, son exigence est plus tenace que sa maladie, et il ne se sent pas encore satisfait par le dernier passage. Il va reprendre le chapitre depuis le début…
Sa relecture laborieuse ressemble à un combat intérieur implacable tel un marin dans la tempête. Dans ce duel, il montre à ces rares visiteurs l’image d’un homme digne, nullement abattu par l'adversité. Issu d’une famille de scientifiques, il allie des qualités d’observation et d’analyse à des sentiments humanistes et philosophiques. Son propre sujet de réflexion est devenu lui-même et la maladie qui le ronge. Terrible sujet d’étude…
Il soupire, remonte par automatisme ses lunettes sur son nez et continue de plus belle à élaguer cette forêt de mots.
La scène de la mort de la grand-mère ne le satisfait pas, il manque quelque chose, mais quoi ? Il cherche… Sourcils froncés… Parti dans « L’île”.
La sonnerie haineuse du téléphone retentit… Aldous ressent la morsure de la flèche dans son tympan.
Lancer des dés… Labyrinthe de la case 42… Affronter le Minotaure…
Laura parle au téléphone par monosyllabes, brèves et hachées. La conversation est rapidement interrompue. Aldous penche la tête dans l'entrebâillement de la porte.
- Qui appelle Laura ? C’est l’Institut ? Je ne dois m’y rendre que demain…
Laura, figée dans l’escalier, n’ose remonter dans le bureau. Il règne comme un grand froid d’un seul coup, qui se répand partout dans la maison.
- C’était l’hôpital, Aldous, le professeur demande que tu le rappelles aujourd’hui…
- Bon, mmm… Il ne pouvait pas te dire ce qu’il voulait? C’est que j’ai du travail, moi…
- Je pense que tu devrais rappeler, Aldous…
La conversation téléphonique dure plus d’une demie heure, entrecoupée de nombreux silences… Aldous se tient debout dans le salon, tout en parlant dans le combiné, il regarde par la fenêtre. Les dernières feuilles du parc s’envolent dans le froid de l’automne. Le ciel est gris et plein de colère, Aldous est pâle et plein de terreur…
Une fois qu’il a raccroché, il demeure comme figé un long moment, Laura qui est restée à l’entrée de la pièce, n’ose pas approcher davantage.
- Tu sais?
- Oui, il me l’a dit, tout de suite.
- Combien de temps ?
- La question à mille points… Personne n’en sait rien… pas même lui, il peut donner des fourchettes statistiques. On peut tout mettre en chiffres, finalement…
- Je…
- Ne dis rien, c’est inutile… D’ailleurs, il faut que je me remette au travail… Le temps est stocké dans une goutte à goutte à partir de maintenant
Aldouss regagne son bureau lentement et referme la porte derrière lui. Il pense que dans certains cas la force de l’intellect ne sert pas à grand-chose. On ne peut maîtriser toutes les données, il y a forcément une faille, un grain de sable, toujours, quoi que l’on fasse…
Il reprend son manuscrit et considère un long moment les pages qu’il vient d’écrire, une ironie terrible amère le submerge. Il a presque envie d’éclater de rire.
Dans « l’Ile », la grand-mère va mourir… Tout comme lui. La littérature et la vie seraient donc des univers parallèles, deux dimensions qui s’entrecroisent parfois. Où se trouvait le véritable monde ?
Il prend une nouvelle feuille dans la rame près de lui, il vient de découvrir ce qui manque à cette scène : “À son chevet de mourante, lecture était faite… Pour son grand départ vers l’ailleurs les mots du Bardö Thodol (Livre des Morts tibétain) résonnaient dans la pièce…”*
Dernier lancer des dés… case 58… Les grands fléaux et la mort…
Dans sa vie de 69 années terrestres, Aldous a repoussé souvent très loin les limites de la connaissance. Il a parcouru et franchi plusieurs fois les Portes de la perception du Ciel et de l’Enfer. La mescaline lui a apporté la petite vision des tribus primitives et lui a ouvert des univers insoupçonnés, invisibles à la plupart des êtres vivants. Il s’y est d’ailleurs brûlé les ailes… Au seuil de l’ailleurs, il n’a plus peur . Lui qui a toujours cherché à atteindre « le haut mysticisme », il va avoir bientôt la réponse à toutes ses questions…
Cette nuit d’automne, il est en visite, dans le Surrey de son enfance, dans le laboratoire de botanique de son père, à l’école Hillside, curieusement lui, qui possède une vision endommagée, y voit de plus en plus clair. Les ombres disparaissent… Sa longue carcasse devient légère.
Ce matin, il ne se lèvera pas, il ne peut plus parler… Qu’importe, les mots sont devenus de toute façon parfaitement inutiles. Attrapant son carnet sur la table de nuit avec difficulté, il trace d’une écriture tremblotante : LSD, 100µg, i.m. Laura comprendra… Laura pourvoira…
Bizarrement, Aldous Huxley ne partira pas seul. Dans le petit bureau, la télé est allumée, sur l’écran gris, une foule s’agite.
22 novembre 1963. Dallas est sous le choc. Un président est allongé à l’arrière d’une limousine…
Oui… Ce 22 novembre, dans le jeu de l’oie de l’existence, Dieu vient une nouvelle fois de passer son tour…
* Île (titre original : Island) est un roman de Aldous Huxley paru en 1962.
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