24 décembre…
Il y avait environ une heure que le réseau électrique général avait disjoncté, les groupes électrogènes prenant le relais sans défaillance. Le bâtiment fonctionnait en mode économique plongeant les couloirs dans une atmosphère feutrée où tous les sons étaient assourdis.
Juliette regardait par la fenêtre de la chambre, les deux mains posées sur son ventre. Après 7 heures de service, les lombaires tiraient un peu mais elle ne s’en souciait guère. Depuis la fin de l’après-midi, elle restait au chevet de Germaine. L’hiver était une saison difficile pour celle qui en avait traversé autant… L’âge arrivait sans tapage pour les plus chanceux d'entre-nous. C’était ainsi que l’histoire s’écrivait depuis l’éternité, pour tout le monde, enfin presque tout le monde.... Juliette avait beau être gériatre, c’était toujours un sujet d’étonnement. Les patients devenaient souvent plus que des patients, les soignants partageaient leurs vies avec eux, les bons et les mauvais moments, comme une famille agrandie.
Dans le couloir Hafida et Sam discutaient à voix basse, le service de nuit avait commencé mais quelques membres du personnel de jour étaient restés bloqués par la tempête.
La circulation était complètement paralysée et les intempéries ne semblaient pas vouloir se calmer rapidement. Il fallait s’adapter et être présent, s’adapter constamment représentait le quotidien des gens d’ici, l’important était d’être là.
Germaine semblait dormir, mais il ne fallait pas s’y fier… Elle restait vigilante à son entourage. Toute son existence passée avait été consacrée à la connaissance des autres, au goût des autres… C’est la curiosité de la vie qui la maintenait debout, chancelante dans le vent de l’histoire mais toujours dressée face à l’adversité. Vivre est un combat dont l’arme principale reste la bienveillance.
- Vous allez bien, Docteur? Pas trop fatiguée?
Juliette souriait en se tournant vers le lit.
- N’inversez pas les rôles, c’est moi qui pose les questions… Je vais très bien.
- Vous devriez être chez vous, surtout ce soir…
- Ce n’est pas très grave, nous sommes en sécurité ici, c’est le principal.
- Je me sens un peu plus gaillarde, j’aimerai bien faire quelques pas.
- Allez, on va y aller, si vous ne vous sentez pas bien, vous me dites…
Malgré l’heure tardive, Hafida et Sam avaient aménagé sommairement le lieu de vie. Sous les décorations de Noël, quelques fauteuils et un canapé étaient disposés. Inquiet par les températures qui ne cessaient de descendre, Sam était allé chercher le poney Fury de son box extérieur. À circonstances exceptionnelles, initiatives exceptionnelles… Fury trônait maintenant à côté du sapin, les 4 pieds sur une bâche. Hafida avait installé Germaine sur le sofa. Night et Loyd, les deux chiens d’accompagnement, la tête posée sur les coussins, veillaient sur la vieille dame, doux regards considérant des yeux qui resteraient éternellement jeunes. Roulée en boule sur ses genoux, la petite chatte Sybelle ronronnait doucement…
Hafida avait fait du thé et disposait les pâtisseries orientales dont elle avait le secret. Sam considérait la scène d’un air attendri… Il était comme ça Sam! 1,90 m et 85 kg de compassion et de sensibilité. Un talonneur du XV de France avec un cœur de midinette… Comme aimait le charrier son copain Frédéric. Juliette, assise dans un fauteuil, un coussin sous les reins, savourait l’instant.
- Vous avez tout ce que vous désirez? Madame Lenormand?
Germaine souriait doucement, la petite chatte dans les bras.
- Sans faire de caprices, Docteur, si vous cherchez dans les disques sur la desserte, il doit y avoir un air de circonstances, j’aimerai l’écouter. Et je pense que c’est un air qui convient, regardez à Debussy : “le Noël des enfants qui n'ont plus de maison”.
Dans le lieu de vie, qui n’a jamais autant mérité ce qualificatif, le piano monte crescendo accompagné du chant des enfants… Juliette se dit qu’ en cette nuit si particulière, ces enfants-là et leurs compagnons à quatre pattes, si différents mais si complémentaires, ont bâti, pour un instant, une maison, leur maison.
*
25 décembre…
Avec l’aube, la neige avait cessé. Sur les hauteurs, trois hommes juchés sur des motoneiges contemplaient le bâtiment endormi sous la poudreuse. Un grand black sous sa capuche ronchonna…
- Eh! Gasp! Tu t’es planté dans ton itinéraire! Ta crèche est plutôt un poil trop moderne…
- Faut toujours que tu râles Balth! Et non, Je ne crois pas que nous nous sommes égarés. Demande à Melch!
Le troisième larron riait, un peu goguenard devant le désappointement de Balth…
- Non, c’est bon, le GPS indique bien cette adresse.
- Non mais un hôpital, Mec! C’est dingue…
- Pourquoi? Ça vaut bien une grange ou une étable non… Tout y est! Les animaux, la chaleur… Un hôpital, c’est là que tout commence et tout s’achève. C’est ici, certainement que le mot compassion révèle tout son sens. Donc on ne s’est pas planté.
- Bon d’accord, mais et l’étoile? Tu la vois l’étoile?
- Non… Je ne la vois pas, mais les nombreuses étoiles, je les sens… Dans les yeux des gens qui sont là, elles ne scintillent pas à l’extérieur pour la parade, elles sont là… Toute l’année et tous les jours de l’année…
- Bon et les cadeaux? On en fait quoi?
- Ce n’est pas nous qui faisons les cadeaux cette fois, ce sont eux qui nous font des cadeaux. Ces cadeaux que sont l’empathie, le respect et l’intelligence du cœur. Il n’y a pas d’étoffes chamarrées, pas de parfums précieux… Il y a un regard, une main que l’on serre et des maux que l’on écoute. Une valeur inestimable qui ne s’achète pas. Oui, c’est ici qu’il faut être.
Les trois motoneiges s’éloignèrent dans l’aube ensoleillée, baignée de cette lumière si particulière des matins d’hiver.
*
Ce jour-là, dans les échos de Debussy, une vieille dame achèverait son périple sans souffrances, ni regrets, sans peine et sans amertume, comme la satisfaction d’avoir accompli une boucle et peut-être commencer autre chose…
Ce jour-là, Un hélicoptère emporterait une jeune gériatre et son compagnon vers la maternité et alors que quelqu’un partait, une petite fille arriverait… Elle ne s’appellerait pas Noëlle mais Mila qui veut dire Miracle en espagnol. Mila, Hafida, Germaine…
Ce jour-là, Sam présenterait Frédéric à sa famille. Après le repas, Le père de Frédéric discuterait joyeusement avec Fred sur une de leur passion commune, le rugby… La maman de Sam aurait une petite larme dans la cuisine en se disant que les miracles de Noël ne se passaient pas uniquement dans les téléfilms…
Ce matin-là, comme bien des matins, Hafida rentrerait chez elle. Et dans la maison endormie, elle irait voir ses fils et son mari sans faire de bruit. Elle se sentirait heureuse, tout simplement… Et avant d’aller dormir, elle ferait ce qu’elle fait toujours lorsqu’elle est heureuse, elle confectionnerait une montagne de pâtisseries. La famille en aurait trop, mais il y avait tant de voisins et tant d’amis à qui faire plaisir et à qui rendre le sourire…
*
C’était un matin particulier… Non pas parce que c’était Noël.
Noël, Aïd el-Adha ou Hanouka, est-ce que cela compte? Ce qui comptait c’est que ces jours étaient de ces jours particuliers où l’on retrouve la foi. La foi en l’homme, la foi en l’humain et dans son fantastique voyage. Un voyage qui comporte tant de routes différentes mais une seule destination et c’est ainsi que s’écrit l’histoire…
Bonnes fêtes de fin d’année aux hommes
et femmes de bonne volonté.
Aux soignantes et aux soignants, à tous les soignants qui, chaque jour se consacrent aux autres, à tous les autres… Pour ceux qui en maternité donnent l’élan pour commencer la route. Pour ceux qui , dans les lieux de vie, les soins de longues durées des hôpitaux, donnent leur écoute et leurs soins pour ceux qui achèvent leurs périples afin que plus doux soit leur départ.
Et à l’ensemble du personnel du GHLH (Groupe Hospitalier Loos Haubourdin).
Loos, le 8 décembre 2021.
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